En effet, ça me fout la trouille - et ça me met en colère, aussi :
L'Express a écrit :
Chaque année, EDF fait réviser ses 55 réacteurs. Cette
tâche à haut risque est
exécutée en partie par des sous-traitants. Leurs employés, insuffisamment formés, pressés par le temps, risquent leur santé et leur emploi
Ils
mettent en danger leur vie et la nôtre. Les «nomades du nucléaire», ces travailleurs intérimaires qu'on embauche au début de l'été pour nettoyer, réparer et entretenir les centrales nucléaires, prennent plus de risques que les autres, employés d'EDF ou salariés des grandes sociétés de maintenance industrielle. Parce que leur statut est précaire et qu'ils sont
moins bien formés aux dangers de l'atome, parce qu'ils doivent aller vite, toujours plus vite, ils ont tendance à oublier les précautions contre les rayonnements lorsqu'ils sont exposés aux faibles irradiations. D'autant plus que le contrôle des doses reçues n'est pas satisfaisant. Syndicats, médecins du travail et quelques rares hommes politiques dénoncent ce scandale. Des sociologues et des chercheurs ont mis en garde dans un rapport récent:
«Le jour où un accident nucléaire se produira, ce n'est pas auprès des sous-traitants qu'il faudra rechercher les responsables, mais dans l'organisation de la maintenance et dans la logique gestionnaire qui la sous-tend.»
A nouveau, Claude Birraux, député UDF de la Haute-Savoie, meilleur expert de ce domaine à l'Assemblée nationale, revient sur ce péril dans son rapport à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. «Une fois de plus, notre pays joue l'un de ces drames sociaux dont il est coutumier. Une fois de plus, il prend le risque de se ridiculiser sur la scène européenne. Une fois de plus, les joutes sont titanesques, à grands coups de principes, sans prendre en compte les données de la réalité.»
«Au coeur d'une centrale nucléaire, le danger est partout, la menace invisible, impalpable, inodore et sans saveur.» François Simon, journaliste indépendant du sud-est de la France, a, le premier, raconté l'enfer de ces soutiers de l'atome. En 1990, il se fait embaucher pour quelque temps comme nettoyeur sans qualification à la centrale de Fessenheim (Haut-Rhin). Après trois jours de formation rapide au travail en zone dangereuse, il ramasse des détritus et gratte des tuyauteries. Un jour, machinalement, il veut retirer son gant avec les dents. Sans les cris de son coéquipier, il était «pourri». Irradié. Son récit, publié en 1991 dans Viva, la revue des Mutuelles de France, révélait publiquement ce que les entreprises cachaient.
Chaque année, EDF arrête ses 55 réacteurs pour une révision d'ensemble. Une opération d'autant plus importante que les centrales vieillissent et qu'un bon entretien permet de prolonger leur durée de vie. Sur les 30 000 personnes qui participent à ces travaux, 20 000 viennent d'entreprises extérieures à EDF. Un marché de 6 milliards de francs pour environ 1 500 sociétés. Ces chiffres ne tiennent pas compte des travaux effectués dans les installations nucléaires de la Cogema, du CEA ou de l'armée. Des professionnels d'une douzaine de métiers interviennent sur les réacteurs, depuis les échafaudeurs - ils ont la tâche la plus délicate - jusqu'aux chaudronniers, soudeurs et mécaniciens, en passant par les plombiers, les électriciens et les simples éboueurs. Certains sous-traitants comme Framatome ou Alcatel, spécialistes du secteur, n'envoient que des experts bénéficiant de contrats à durée indéterminée, des salariés bien suivis sur le plan sanitaire et qui ne craignent pas pour leur avenir professionnel. Ce qui n'est pas toujours le cas des travailleurs des sociétés d'intérim, souvent appelées à la rescousse. «Désormais, ces boîtes sous-traitent à leur tour à d'autres, encore plus petites, moins performantes et moins bien préparées», dénoncent la CFDT et la CGT.
Dans son récit, François Simon raconte les acrobaties imprévues, les omissions des ouvriers épuisés, les dosimètres, seuls témoins de l'irradiation, laissés de côté. Le mois dernier, la revue Sciences et avenir interroge des «nomades», qui confirment: rien n'a changé. Au contraire. La tendance est de plus en plus à l'embauche de salariés à statut précaire. D'où les rythmes impossibles, le travail bâclé, la fatigue qui fait oublier une manoeuvre. «On nous appelle ?la viande à rems? [unité de mesure radioactive]», raconte l'un d'eux, qui préfère rester anonyme.
Tout se conjugue pour qu'on ignore l'état de santé réel des intérimaires. Le dosimètre utilisé en France enregistre l'irradiation étape par étape. Insuffisant. Ce qui explique les faibles chiffres officiels. Pour la première fois, à la demande de l'Organisation mondiale de la santé, une grande enquête épidémiologique vient d'être lancée en France, en Grande-Bretagne, au Canada et aux Etats-Unis sur les rapports entre faibles doses d'irradiation et cancer. Les résultats sont d'autant plus attendus qu'on estime, depuis l'étude américano-japonaise sur Hiroshima, que même les petites quantités se révèlent cancérigènes, à terme.
On se trouve, en effet, dans un système que syndicats et médecins surnomment la «gestion par la dose». Electricité de France cherche à faire exécuter ses travaux de maintenance de plus en plus rapidement. Les entreprises sous-traitantes pressent leurs salariés. Or l'Union européenne veut faire passer la dose moyenne annuelle de 50 à 20 millisieverts par an. En clair, on devrait diminuer l'exposition aux faibles rayonnements de plus de la moitié. Et équiper les ouvriers d'un système qui enregistrerait les doses reçues au fil des années, tout en préservant le secret médical.
Pour Bernard Dupraz, directeur du parc nucléaire d'EDF, ces accusations arrivent à contretemps. Sa société vient justement de signer avec les entreprises prestataires une «charte de progrès» où chacun s'engage à améliorer les conditions économiques, sociales et sanitaires de la maintenance. Les sous-traitants choisis seront les «mieux-disants» - ceux qui offrent les meilleures garanties - et non plus les moins chers, comme c'était le cas jusque-là. Les stages de formation et la préparation des chantiers seront renforcés. EDF devra signer des contrats sur plusieurs années, afin que les entreprises associées soient plus au fait des opérations en cours. L'exemple vient d'Amérique. Là-bas, on applique, dans les centrales, une nouvelle méthodologie appliquée au risque, appelée Alara, pour «As low as reasonably achievable» (aussi bas qu'il est possible). «Quand un chantier est bien préparé, six mois à l'avance, on gagne sur tous les plans: sécurité, santé et coûts», affirme Dupraz.
Pour la première fois, la semaine dernière, tous les acteurs du nucléaire étaient réunis à Paris pour condamner la «gestion par la dose» et partager leurs expériences de formation. «Un tournant», concluait Claude Birraux. A condition de ne pas en rester aux voeux pieux.