on va quand même pas laisser ce topic crever au coeur de l'été, si ?
allez, tite insomnie aidant, je soumets à votre lecture avertie ce "petit" article de pneumotologie :
Toute société fonctionne sur un phénomène de rites auxquels on confère une valeur plus ou moins sacrée selon les cas. Plus le groupe est restreint et plus les gestes rituels apparaissent obscurs aux yeux des non-initiés.
Il en va de même pour la société des motards qui installe à la fois des gestes de reconnaissance - le salut de la main, le remerciement du pied - et des paliers initiatiques.
Parmi ceux-ci, lʼun a attiré particulièrement mon attention :
Lʼexamen de la bande de peur et du pneu carré
1 – Observation en situation
Cʼest sur le parking dʼune salle des fêtes, un samedi après-midi, que tout commence. Des motard(e)s venus de tous les horizons se retrouvent afin de se promener, de sʼarsouiller ou dʼenrouler (selon les cas) ensemble sur des routes sinueuses et bucoliques des environs de Vesoul (70). Pendant que le groupe se constitue et que les retardataires se font attendre, de nombreux individus se placent discrètement derrière les motos à lʼarrêt de leurs camarades afin dʼobserver, dʼun air détaché, leur pneu arrière. Cette observation se conclut généralement par deux mimiques caractéristiques : la moue déconfite ou le sourire légèrement narquois. Ce rite impénétrable semble avoir une valeur de classification hiérarchique au sein de la gente motarde. Est respecté celui qui provoque le plus grand nombre de moues déconfites.
2 – Définitions et significations
A/ La bande de peur.
La bande de peur est un liseré plus ou moins large bordant la surface extérieure du pneu. Elle se matérialise à la fois chromatiquement et tactilement. Il sʼagit dʼune zone qui nʼa pas été en contact avec le bitume : elle demeure donc intacte. Elle paraît généralement légèrement plus claire et plus brillante que le reste de la gomme usée qui sera dʼun noir mat assez prononcé. Au toucher, elle est lisse et douce alors que la bande de roulement semble au contraire rugueuse et légèrement abrasive. De cette bande de peur dépend lʼhonneur du motard.
Plus elle sera large et plus le motard sera susceptible dʼêtre soumis aux sourires narquois de ses semblables. A lʼinverse, plus cette zone latérale sera réduite et plus le propriétaire du pneu sera respecté. Bien entendu, ces notions sont relatives et dépendent du regard de celui qui va procéder à lʼexamen de la bande de peur de son congénère.
B/ Le pneu carré
La bande de roulement, à force de rouler sur des surfaces sans virage, a tendance à sʼuser à plat et à sʼélargir progressivement. Ce phénomène engendre un pneu de moins en moins rond quʼon appelle couramment «un pneu carré». Il sʼagit dʼune autre cause de moquerie ou de fierté. Evidemment ceux qui, malgré eux, en souffrent le plus sont les motards vivants dans des zones où le virage se fait à la fois rare et convoité. Le pneu carré dépend donc certes de la prudence de son propriétaire face à la courbe mais également de la zone géographique dans laquelle il évolue. Evidemment ce phénomène privilégie nettement (voire injustement) le motard montagnard.
C/ Un symbole de puissance
Dans le domaine pneumatique où il ne connaît pas de rival (certains motards particulièrement talentueux sont capables dʼétablir des pronostics de course seulement en fonction des pneus chaussés par les pilotes) le motard sait se situer par rapport à ses congénères.
La bande de peur constitue lʼéchelle à partir de laquelle il va mesurer sa puissance, son talent voire sa virilité. La gestuelle adoptée dans ces cas-là est simple mais peut prêter à confusion : lʼespace formée entre le pouce et lʼindex doit être le plus petit possible pour avoir lʼassurance dʼêtre respecté. Il nʼest pas rare de voir plusieurs motards désigner mutuellement leur place au sein du groupe par un pouce et index se rejoignant pratiquement. Ici, contrairement aux rites humains habituels, la puissance virile est inversement proportionnelle à la taille. Et le motard le plus respecté sera celui qui affirmera bien haut : « Cʼest moi qui est la plus petite ! »
Combien de cuireux casqués ont eux aussi rêvé de posséder à leur tour la plus petite de la bande... ?
D/ Mise en situation
Tu viens dʼobtenir ton permis et tu décides de participer à une balade en groupe. Sur le forum auquel tu participes, tu trouves une sortie près de chez toi. Tu demandes si tu peux te joindre au groupe. On te répond quʼil nʼy a pas de problème. Jusquʼici tout baigne. Puis vers 22h, cʼest le drame. Alors que tu suis le post pour te tenir au courant des préparatifs, tu découvres le message dʼun certain Mégagazadonfanderossi 46 :
" Salu. Jʼvien dʼvoir den ton profil q taitai un jeune permi lol. Jʼespair q tu va panou jʼté la onte avec des bande de peur... Mort de lol "
Face à une telle remarque, la perplexité tʼenvahit : cʼest quoi une bande de peur ? Tu consultes fébrilement tes fiches de permis mais il nʼen est fait mention nulle part. Tu tapes alors le terme « bande de peur » dans le moteur de recherche du site auquel tu tʼes inscrit... et ton écran se met à crouler sous les titres de posts. Tu les lis tous et découvres avec terreur les mystères de la bande de peur... incidemment, tu découvres également le terme « pneu carré ». Au petit matin la zone périphérique du pneumatique nʼa plus de secret pour toi... et tu sais que tu dois absolument tʼen débarrasser pour ne pas passer pour le poireau de service.
1 – Les virages
Le meilleur moyen pour se débarrasser de cette honteuse bande de peur demeure le plus classique : prendre des virages. Tu te concoctes donc un itinéraire tortueux et te mets à lʼarpenter de long en large. Après une demi-journée passée à pencher sur les routes viroleuses, tu souffres dʼun léger mal de mer mais tu es ravi, ton pneu a dû sacrément changer dʼaspect. Tu descends alors de ta bécane et tu constates avec dépit quʼil te reste encore trois bons centimètres de caoutchouc intact... eh oui mon ami... dans les virages il faut pencher, aller relativement vite et éviter au maximum de freiner... la bandedepeurophobie est, il est vrai, parfois suicidaire.
2- Le rond-point
Après cet échec cuisant, tu cogites longuement. Et puis vient la lumière, lʼeurêka tant attendu, la bouffée dʼespoir... Cette illumination se matérialise sous la forme du rond-point de ton quartier. Mais cʼest bien sûr ! Pourquoi ne pas y avoir songer avant ? Tu te précipites sur ton casque et enfourches ta bécane à la vitesse de lʼéclair. Au bout de la rue, telle une île miraculeuse émergeant dʼun fleuve de bitume, recroquevillé entre lʼépicerie et le bureau de poste, il tʼapparaît : le rond-point, le cadeau que tʼenvoie le ciel pour laver à tout jamais ta honte et briller au firmament du monde motardesque. Tu tʼengages autour de la protubérance semée de gazon asthmatique et figurant vaguement un chalet andalou (très rare) et une forêt de platanes nains.
Les tours sʼenchaînent de plus en plus vite et tu sens nettement que tu prends de plus en plus dʼangle. Après avoir manqué de te manger trois mobylettes de postier, la camionnette de lʼépicier et une demie douzaine de voitures impatientées par ton manège, tu finis par tʼarrêter afin de régurgiter ton déjeuner derrière un bac à fleurs (tu as eu la présence dʼesprit dʼenlever ton casque). Néanmoins la partie gauche de ton gommard a pratiquement perdue la totalité de son ruban dʼinfamie. Par contre, évidemment, la droite nʼa pas bougée. Tu en viens presque à regretter ta brillante idée... tes congénères, face à une telle disproportion pneumatique découvriront sans aucun doute ton stratagème (et tu ne connais pas encore lʼexcuse dite du « meilleur côté »).
3- Rouler avec madame
Après une sévère gamberge faite de savants calculs de masse, dʼinertie, de force centripète ou centrifuge et de rayon de virage, tu aboutis à cette conclusion : tu nʼes pas assez lourd. Tu te dis quʼavec plus de poids, tu auras plus de chance de pencher. Ta femme nʼa alors pas le temps de formuler la moindre objection quʼelle se retrouve assise derrière toi... qui attaque comme un dingue malgré les hurlements paniqués de ta compagne.
Tu penches le plus possible en suivant bien les consignes de trajectoire apprises durant le permis ; au bout dʼune heure de virages très appuyés, tu finis par rentrer car tu en as assez que ta chère et tendre te martèle le casque à coups de poings furieux... Il faut dire que le trajet sinueux lʼa un peu éprouvée... et bien sûr elle ne pouvait pas enlever son casque (et va trouver un bac à fleurs sur une départementale de montagne)... Bref, après avoir évité de justesse le divorce, tu te mets à nouveau à observer ton boudin (pas celui qui vient de te promettre de longues nuits dʼabstinence, non : lʼautre, celui qui chausse ta roue arrière). Constat général : cʼest légèrement mieux mais ce n'est pas encore ça.
4- Le sous gonflage
Tu décides de tenter une nouvelle expérience (tu nʼes plus à une près aujourdʼhui). Tu dégonfles un peu tes pneus en espérant que la surface de contact au sol sera plus importante. Cela te semblait très futé sur le coup mais après quelques virages tu te mets à regretter cette initiative : ta bécane louvoie dans tous les sens, tu as lʼimpression de rouler dans du sable et manque de tʼemplafonner dans une glissière de sécurité. Bref, après avoir risqué ta vie une bonne demi-douzaine de fois (oui, six) tu jettes lʼéponge et rentres définitivement au bercail.
5- La lime et le papier de verre
Toute la nuit, tu te tournes et te retournes sur le canapé (madame a tenu parole) en te posant cette ancestrale et vitale question : comment éviter lʼopprobre ? Ne pouvant décidément pas dormir, tu te lèves et tʼhabilles en silence pour ne pas éveiller ta femme qui dort dans la chambre. Tu pénètres dans le garage sur la pointe des pieds afin que tes voisins évitent de te prendre pour un malandrin et ne tʼenvoient la maréchaussée. Ta moto est, là, fatiguée. Il faut dire que tu lʼas malmenée aujourdʼhui... Et pourquoi finalement ?... Pas grand-chose, cʼest vrai... Une vague aura de respect... Un petit morceau de reconnaissance un peu ridicule... Une miette de fierté superfétatoire : quelques centimètres de caoutchouc...
Tu en es là de tes pensées et tu tʼapprêtes à regagner tes pénates afin de négocier une trêve avec ta femme lorsque ton regard est accroché par un reflet sur une étagère. Toutes tes réflexions et tes bonnes résolutions te quittent aussitôt. Tu te précipites sur la caisse métallique et en extrais une lime et une feuille de papier de verre. Au milieu de la nuit, en pyjama, à genoux dans ton garage, tu passes une heure à frotter tes gommards.
6- En guise de conclusion
Le lendemain matin, sur le parking de la salle des fêtes où vous vous êtes donnés rendez-vous, toi et tes futurs camarades de balade, tu arbores un sourire radieux qui ferait presque oublier tes larges cernes. Tes pneus sont totalement dépourvus de bande de peur. Lorsque les autres se pointent enfin, tu profites des présentations et des retrouvailles pour te pencher, lʼair de rien, sur le caoutchouc arrière des autres bécanes... et là cʼest la surprise : presque toutes possèdent une bande de peur... Dʼabord surpris, ton regard se met à briller et tu ne peux tʼempêcher dʼesquisser ce fameux petit sourire narquois que tu as tant de fois vu sans en saisir réellement le sens. Evidemment, ton rictus ironique ne passe pas inaperçu et tu découvres alors ce qui fait également le charme de la gente motarde : la mauvaise foi.
Voici quelques excuses plus ou moins crédibles :
1- Je rode mes nouveaux joints de culasse.
2- Mes pneus sont neufs.
3- Ma bécane est neuve et je lʼai pas encore bien en main.
4- En ce moment je ne fais que de lʼautoroute.
5- Je roule avec ma femme et elle aime pas quand ça tourne.
6- Je roule de façon contemplative, ça se fait aussi.
7- Ouais, mais moi je passe pas ma nuit avec une lime dans mon garage.
8- Mes pneus sont un peu surgonflés.
9- Non, cʼest une décoloration du gommard
10- Jʼviens de prêter la bécane à un pote, jʼignorais que cʼétait un tel poireau.
11- Ouais bah toi tʼhabites pas en Normandie / à Paname / aux Pays-Bas / en Beauce (au choix).
un grand merci à Zingaro, l'auteur de la marrade ci-dessus.
pour aller plus loin (les tableaux comparatifs sont une pure merveille ! )