le figaro littéraire a écrit :
La stupeur nous cloua sur place comme on s'en revenait, au cœur de l'été, à travers le square du Temple à Paris rempli de cris d'enfants, d'une luxueuse croisière le long du canal Saint-Martin, avec escale à l'hôtel du Nord et colliers de fleurs et vahinés, au pied de l'échelle de coupée, le comité d'entreprise ayant fait les choses en grand.
Ce livre qui traînait là sur un banc, et sur lequel on se penchait, n'était-ce pas un exemplaire du dernier ouvrage de Michel Houellebecq, qui alimente les rumeurs depuis une saison? Le roman qui, contre les usages, n'a été communiqué qu'à quelques favoris dont on présume l'admiration? (Voir ci-dessous l'article d'Éric Naulleau.) Le roman que protège, jusqu'à sa mise en vente, à la fin d'août, une sorte de mur de l'Atlantique; et l'on croit voir, comme dans les vieilles bandes des «Actualités» de l'entracte, des canons tournant sans relâche sur leur affût, pointant dans le ciel les avions ou les critiques libérateurs.
Comment donc avait échoué, dans un jardin, ce volume que l'on ouvrait d'une main tremblante, et dont la page de garde s'ornait de la trace de doigts poisseux de graisse? Outre d'un commentaire d'accent juvénile, tracé au stylo à bille – «C'est quoi ce machin? J'ai rien compris» –, qui interdisait la revente à un soldeur pour boucler une fin de mois. Car on ne saurait tout avoir. En fait, il n'y eut pas à pousser loin l'enquête. Une séduisante camarade du service étranger, nous jetant ce regard d'apitoiement, que les cadets réservent aux aînés dépassés par les mœurs de l'époque, nous expliqua la mode du moment. Elle est née aux États-Unis, où les indigènes du New Jersey l'ont baptisée «crossbooking», et ravage maintenant la France.
Elle consiste à abandonner un bouquin dans un lieu public, et d'en suivre les aventures par le moyen d'un site sur Internet. Dès lors, une hypothèse se présentait à l'esprit: le livre de M. Houellebecq, pseudonyme de M. Michel Thomas, a dû tomber de l'un des camions qui, à cette heure, sillonnent le pays – tels les camions-citernes des sapeurs-pompiers charriant l'eau salvatrice – pour en acheminer des centaines de milliers d'exemplaires aux libraires incendiés de curiosité. Il est presque certain qu'il fut ensuite ramassé sur la chaussée par l'un de ces étudiants qui, dans les établissements de restauration rapide, si nombreux dans le IIIe arrondissement, gagnent un peu d'argent de poche en secouant au-dessus des flammes des friteuses dégouttantes d'huile, dans les arrière-cuisines où la visite de l'inspecteur du travail ne serait pas toujours inopportune. D'où les empreintes digitales...
On a cent mille fois remarqué que le hasard sert souvent un journaliste. En la circonstance, s'il lui réserve une exclusivité, il n'a pas assuré son bonheur car la lecture confirme le jugement de l'inconnu qui s'est hâté de replacer sa trouvaille dans le circuit, et à Dieu vat... Il n'y a rien qui soit plus aride, plus pauvret et plus obscur en même temps. Un échantillon, quand on pourrait en fournir des dizaines? A propos de la «mise à mort de la morale» (p. 52): «Si la fluidification des comportements requise par une économie développée était incompatible avec un catalogue normatif de conduites restreintes, elle s'accommodait par contre parfaitement d'une exaltation permanente de la volonté et du moi.»
L'ensemble où se mêlent en apparence pour nous bluffer informatique, génétique, clonage, collagène, ADN, «radicaux libres», qui ne sont pas un nouveau parti politique, s'ajoutant aux «protéines et phospholipides complexes impliqués dans le fonctionnement cellulaire», relève, pour l'essentiel, de la science-fiction aux mains d'un chimiste en goguette.
Or, le recours à la science-fiction, c'est déjà un signe de faillite chez un romancier. Pas du tout l'accès à une liberté d'imagination plus grande, que l'on suppose puisqu'il est plus facile d'imposer l'arbitraire que d'obtenir du fantastique à partir de l'observation de la psychologie humaine. Laquelle est pourtant inépuisable.
Ce «récit de vie» destiné à nous projeter dans les siècles futurs où règne la «Sœur suprême» par ordinateurs interposés, commence cependant, aujourd'hui, à travers un narrateur, Daniel, numéro 1, car ils se succéderont à l'infini, les Daniel. Grâce à l'ADN «répliquée», mise à l'abri dans un congélateur – quelle erreur ce serait, choisir le bac à légumes – chacun aura la possibilité de ressusciter. A sa vingt-cinquième récidive, Daniel erre sur une planète à l'aspect désolé dont on a «modifié l'axe de rotation». Elle est peuplée de «néo-humains», les individus de l'ancien modèle, qui ont échappé aux expériences en laboratoire, n'étant plus que des gnomes aux borborygmes du Neandertal. On tire sur eux pour s'amuser. N'est-ce pas Cocteau qui a parlé de l'«ennui mortel de l'immortalité»? Au début, Daniel est un comique de cabaret, qui obtient le succès et l'Olympia pour un spectacle intitulé Les Echangistes de l'autoroute. Sa maîtresse, Marie, directrice du magazine Lolita, «où débarquent chaque mois des pétasses toujours plus jeunes et plus arrogantes». Par peur de vieillir, elle se suicide. Esther la remplace. La sexualité, assez souvent réduite aux services de bouche qui semblent obséder l'auteur, est décrite dans un argot de potache, donnant l'occasion de vérifier à nouveau, que l'on n'est pas cru en raison du vocabulaire que l'on utilise, mais de l'art que l'on déploie. Ici, il est inexistant.
Arrivera-t-on jusqu'au bout du résumé? Daniel rencontre aussi un gourou qui promet la peau fraîche et orgasme en permanence à ses disciples qu'il rassemble en congrès dans sa résidence fortifiée, au sommet d'une montagne des îles Canaries. Une splendide actrice descend de l'avion de Rome, curieuse des débats, escortée de son petit ami. Le gourou, qui n'en a pas assez, dans son harem, de sept secrétaires court vêtues, la violente. L'Italien, qui a une Porsche et le sens de l'honneur, le tue. Qui va succéder au prophète dont le corps sera précipité dans le cratère d'un volcan, comme celui d'Empédocle, qui, sinon le fils qu'il avait caché jusqu'à cet épisode?
Surgissent de loin en loin – lorsque Nietzsche et Platon ne sont pas mobilisés – des personnalités de la rubrique mondaine – champions de tennis ou couturiers allemands. Elles servent sans doute autant que les funèbres gaillardises à insuffler un semblant de mouvement à une prose qui coule avec lenteur, comme fuit le robinet de la cuisine qui continue de perdre, goutte après goutte, son liquide sans saveur, lorsque SOS plombier tarde à intervenir. (En été, n'espérez personne.) Notons que maintes phrases en anglais ne sont pas traduites. Tel procédé pour faire chic remonte aux romans de la gentry, publiés par Abel Hermant vers 1930 – pas toutes mauvaises d'ailleurs, les œuvres d'Hermant qui a disparu dans l'ombre du massif proustien. L'un de ses contemporains, Henri de Régnier, est cité pour une parole dont la profondeur émerveille: «Vivre avilit.»
A ce stade du ridicule, et parce que toujours on voudra de quelque façon sauver un auteur, on se demande si tout cela ne témoigne pas d'un humour à l'usage de quelques initiés. Reste qu'à l'avenir, en cas de nouvelle découverte dans un jardin ou le métro, on appellera d'abord la patrouille du plan Vigipirate. Ne s'agirait-il que d'un pétard mouillé.
Bien M'sieur, on y réfléchira.