le roman de la dévastation, à paraître en novembre.
C'est à la terrasse d'un bistro parisien, un matin frais de plein soleil, que j'ai entamé la lecture de l'essai de François Ricard,
Le dernier après-midi d'Agnès. Les romans de Kundera constituent le premier territoire romanesque dans lequel il m'est advenu d'être happé, à l'âge de treize ans, en 1989. Ce territoire, je n'ai cessé depuis de l'arpenter, d'y séjourner inlassablement. Je ne suis pas né en France ; je suis né dans cet autre pays, cette étrange
domov, l'univers romanesque et existentiel de Milan Kundera. De sorte que la lecture de Ricard a été elle aussi un rapt et un ravissement. Oui, ce matin-là (quel soleil éblouissant !), François Ricard m'a emporté dans la nacelle de sa montgolfière pour un survol intégral de ma tendre patrie. Pour un voyage au cœur de la beauté. Au cœur de la sagesse existentielle des romans de Kundera. Dans l'air si frais, au soleil, je comprenais page après page que Ricard avait trouvé la forme parfaite pour livrer son intelligence si précise, si essentielle, de l'art de Kundera.
L'œuvre de Kundera est l'école buissonnière nous offrant d'échapper à la « mobilisation infinie » de la modernité. Aux grandes fins transcendantes, elle oppose de petites fins immanentes, des moyens qui sont à eux-mêmes leurs propres fins : des chemins. Au moi moderne et à ses guerres perpétuelles, Kundera oppose le bonheur du non-moi promeneur, contemplateur, tout entier absorbé par le bout du chemin qui se donne dans le présent.
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Personne n'a mieux saisi la cohérence de l'ensemble de l'œuvre de Kundera que François Ricard . Il a découvert une magnifique clé de l'univers de Kundera dans l'opposition de « deux figures de l'idylle ». Les personnages de Kundera se partagent entre ceux qui aspirent à la « grande Idylle » ou « Idylle de l'innocence » et ceux attachés à la « petite idylle » ou « idylle de l'expérience ». Les premiers rêvent d'un monde où toutes les limites disparaîtraient, un paradis communautaire dans l'harmonie duquel tous les individus seraient abolis, où toutes les identités séparées fusionneraient enfin. Le génie des anciens romans de Kundera consiste à avoir révélé l'équivalence qui existe entre tous les tenants de l'Idylle, aussi éloignés qu'ils semblent être les uns des autres : le monde stalinien, l'idéal lyrique de la révolution rejoignent ainsi la fête rock et les partouzes du monde du « sexe libéré » dans un unique, banal et atroce rêve de fusion. Les personnages attachés à « l'idylle de l'expérience », en revanche, détestent et fuient tout mensonge fusionnel. Leur petite idylle est privée, solitaire, intime, elle accepte les limites, elle tire son bonheur de la condition misérable, étrange, imparfaite, séparée, de l'homme.
L'Europe pour Kundera est ce lieu où, pendant un court laps de temps, il a été possible à certains hommes de vivre une idylle séparée, en tournant le dos à l'Histoire, à Dieu, au Destin, à la Patrie. Ses romans racontent ces possibilités, toujours plus limitées, toujours plus étroites et persécutées. Dans
L'Immortalité enfin, toujours selon François Ricard, Kundera a découvert l'ultime visage de l'Idylle : le moi moderne, avide d'extension et d'extase, sûr de tous ses droits et prêt à broyer tous les obstacles qui le séparent de son « épanouissement », de sa sacro-sainte plénitude. Ricard écrit : « Par son appartenance au monde de l'Idylle, l'univers du moi moderne reste, en définitive, un univers totalitaire. C'est le totalitarisme de la "fin de l'Histoire". »
Dans tous ses romans précédents, Kundera avait mis en scène le mensonge et l'échec des multiples formes de l'Idylle de l'innocence. Or, dans
L'identité, pour la première fois, c'est une idylle privée, une idylle de l'expérience qui se trouve au cœur du roman et dont Kundera orchestre le cauchemar de la débâcle. C'est cette ultime citadelle dressée au milieu du monde définitivement dévasté par l'Idylle que Kundera s'amuse à faire basculer, comme un enfant détruisant avec une lente cruauté son propre château de sable.
Bruno Maillé,
Les maîtres de l'imagination exacte, page 52