Il semble donc bien que nous soyons au bout de cette aventure technicienne qui s'est engagée, il y a quelques milliers d'années à partir de territoires épars, dans un mouvement de résistance de plus en plus forcené et catastrophique au dynamisme vivant naturel. Cette aventure a vu paraître dans l'histoire deux fléaux implacables, le travail et la destruction du monde vivant.
Pour qu'aucune résistance efficace ne se soit manifestée contre un tel mouvement historique, il a fallu qu'il soit animé par des minorités sociales qui y découvraient leur avantage particulier. Il a fallu aussi qu'une folie collective permette aux hommes de tolérer et même de trouver bonnes de telles organisations et de telles destructions.
Le développement technique qui a conduit de l'agriculture sédentaire aux manipulations génétiques et de la traction humaine à l'énergie nucléaire s'est accompagné, en effet, à chacune de ses étapes, de bouleversements sociaux considérables et l'organisation collectives des groupes humains s'est, elle aussi, éloignée de plus en plus de la conscience sociale des peuples nomades, jusqu'à aboutir aujourd'hui à cette juxtaposition d'individus séparés les uns des autres et dépourvus de toute conscience sociale. Cette histoire est aussi celle de l'effondrement de la conscience individuelle ; et les étapes de cette folie ont été les mêmes que précédemment. Car c'est toujours le même mouvement historique qui entraîne la désagrégation du sujet individuel, celle du sujet social et celle du sujet universel.
(La folle histoire du monde, page 54)
Tous les traits originaux de cette civilisation, accumulation de richesses, manie du rangement, traque inquisitoriale de la "saleté" et moralisme obtu, avec ses exutoires orgiaques, scatologiques et pornographiques, témoignent bien d'une socionévrose obsessionnelle où la vie individuelle spontanée, socialement inacceptable, éprouvée comme répugnante et honteuse, est contenue dans le carcan de mécanismes névrotiques caractéristiques.
De tels mécanismes ont pris part à l'édification et à la protection de la nouvelle organisation marchande-industrielle. De même que la socionévrose phobique des civilisations agricoles sédentaires avait participé à la conservation du système militaro-ecclésiastique, la socionévrose obsessionnelle a été le plus ferme soutien du capitalisme pendant plusieurs siècles. Elle a donné à chacun le goût de l'ordre, de l'économie, de la contrainte et de l'autocensure. Elle a favorisé partout l'épargne, la discipline individuelle et le respect de la propriété, toutes vertus qui ont contribué à l'organisation capitaliste et à la soumission ouvrière. (M. Bounan, La folle histoire du monde, page 104)