Dans La Course au paradis, votre nouveau roman, le docteur Barbara Rafferty - une féministe à la tête d'une organisation de lutte pour la protection des albatros - parvient à faire cesser les essais nucléaires français sur un atoll qui ressemble étonnamment à Mururoa.
J.G. Ballard : Le véritable sujet de ce roman n'est pas le pour et le contre des essais nucléaires français, mais plutôt le fanatisme des groupes de pression qui se focalisent sur une cause, comme le groupe que dirige le docteur Barbara Rafferty, mon personnage, mais aussi Greenpeace ou les groupes de défense des droits des animaux.
Ce qui m'intéresse, c'est la psychologie de ce nouveau type de fanatisme. Il faut distinguer ces groupes apparus ces trente dernières années et les partis politiques traditionnels. Quand vous êtes membre d'un parti politique, vous devez coexister avec des gens intéressés par l'économie, la justice sociale, la politique étrangère ou la défense, et vous devez faire cohabiter vos centres d'intérêt et les leurs. Dans un groupe à cause unique, vous n'avez pas besoin de faire de compromis, de vous contrôler. Il est donc possible de développer un programme de revendications très radicales.
Ces groupes ont attiré des gens aspirant à des dénouements violents, des gens qui ont soif d'apocalypse. Ils sont dangereux parce que la plupart d'entre eux ne connaissent pas les vraies raisons qui les ont poussés à rejoindre ces groupes. Comme les personnages de mon roman : le couple de Japonais revisite d'une certaine manière Hiroshima et Nagasaki, le jeune Neil Dempsey revient sur les traces de son père, mort à cause des essais, et le docteur Rafferty a, elle aussi, des motifs secrets dont elle n'a pas pleinement conscience mais qui surgissent en cas de crise. Les fanatiques de ces groupes ont toujours besoin de créer des situations de crise. On a eu quelques cas récemment en Grande-Bretagne avec les manifestants contre l'exportation de veaux vivants. Ils tentaient d'arrêter les camions, une jeune mère est morte en se jetant sous les roues d'un poids lourd. Ils recherchent le statut de martyr. Il y a des groupes très violents de défense des animaux qui, depuis une quinzaine d'années, posent des bombes sous les voitures des chercheurs. Beaucoup sont aujourd'hui en prison.
Comment vous est venue l'idée de vous intéresser à la psychologie des membres de ces groupes ?
J.G. Ballard : Au cours des vingt dernières années, j'ai vu ce fanatisme grandir, pas seulement en Grande-Bretagne mais dans tout le monde occidental. Il y a eu le gang Manson et son trip new-age avant l'heure, le révérend Jim Jones en Guyane et ses trois cents fidèles suicidés, plus récemment David Koresh à Waco, les attaques au gaz dans le métro de Tokyo... Il est clair qu'aux États-Unis et en Europe, les gens sont déçus par la politique traditionnelle. Les partis politiques sont de grosses bureaucraties, il est très difficile pour un citoyen ordinaire de s'impliquer, la politique est réservée aux professionnels prêts à consacrer leur vie entière à leur carrière. Les citoyens ne peuvent pas participer, sauf en déposant une enveloppe dans l'urne tous les quatre ou cinq ans. Les groupes à cause unique ouvrent une porte dérobée qu'il est tentant d'emprunter. Mais ils sont dangereux, vont encore se développer et avoir une très grande influence sur la politique traditionnelle.
Les militants écologistes ou ceux de Greenpeace réagiraient sans doute très violemment à vos propos, au fait d'être associés à David Koresh...
J.G. Ballard : La même psychologie est à l'œuvre, même si elle prend des formes beaucoup plus extrêmes dans ces groupes religieux. Le même mécanisme se produit : une cause unique est défendue à travers la publicité et les relations publiques pour attirer la presse et la télé. Il est ainsi possible de trouver très rapidement un large soutien à ces pauvres veaux, des centaines de gens débarquent dans les ports et commencent à se balancer sous les roues des camions. Sans les médias, les courts sujets des journaux télévisés, les petites phrases et le recours aux émotions, tout cela n'aurait pas été possible. La politique traditionnelle n'est pas sensationnelle, elle ne s'adresse pas aux émotions. Personne n'est touché par le traité de Maastricht ou la PAC. Il faut prendre garde quand les émotions envahissent la politique, les précédents ne sont pas très encourageants.
Parmi les critiques britanniques, personne ne semble s'être attaqué à votre analyse de ces groupes.
J.G. Ballard : La plupart des critiques y ont vu une espèce de satire. Mais pour moi, ce n'est pas une satire. C'est une description très directe, presque journalistique. Une tentative plutôt neutre d'exploration de la psychologie de ce nouveau fanatisme. En fait, je partage beaucoup des idées du docteur Rafferty mais je n'admets pas les moyens utilisés pour les mettre en œuvre. Son programme eugénique d'élimination de la race masculine est très attirant, mais je ne pousserais pas trop loin ce sujet.
Interview parue en 1995 dans
Les Inrockuptibles