jules_albert a écrit :
La lecture a été de bonne heure un de mes vices favoris. J'ai longtemps fréquenté les bibliothèques publiques, mais j'ai ressenti dès ma première jeunesse le désir de posséder des livres, de former mon propre cabinet de lecture. Cet amas de bouquins, modeste à ses débuts, est devenu avec le temps considérable et même assez encombrant. Je revois ma bibliothèque dans son état primitif, alors que je n'avais guère dépassé les vingt ans. Elle couvrait une des parois de ma chambre à coucher. J'avais fabriqué moi-même les casiers avec des caisses de savon. Pour donner au tout un cachet artistique, j'avais laissé vide la caisse centrale, la revêtant de velours noir, et un crâne humain, obtenu d'un ami étudiant la médecine, y trônait majestueusement. Je trouvais cela du meilleur effet, mais cette fantaisie macabre plaisait moins à ma famille, et le crâne disparut par la suite. [...]
Je ne suis pas insensible à la beauté physique d'un volume. Un bon papier, une impression soignée, une reliure élégante me causent une joie vive et durable, et la possession d'un ouvrage où ces qualités se rencontrent est pour moi pleine de charmes. Mais je crois que, pour les livres comme pour les femmes, la valeur du pucelage est un peu surfaite. Je n'éprouve pas une jalousie d'eunuque en pensant qu'un autre a déjà caressé cette peau de chagrin, joui du contact soyeux de ce vieux japon. Je n'ai pas l'amour jaloux et exclusif, je ne suis pas du bois dont on fait les Othello.
Voilà pourquoi j'achète de préférence mes livres d'occasion, pas seulement parce qu'ils sont ainsi meilleur marché. Ce facteur a toutefois son importance, car je suis, en fait de bouquins, à la fois gourmet et glouton. J'aime avoir autour de moi plus de livres que je n'en puis lire. De plus, bien que ce travers soit condamné par de bons esprits que je respecte, j'ai plaisir à prêter mes livres, au lieu de recommander leur emplette aux amateurs. [...]
Et puis l'achat d'un livre neuf n'est jamais qu'une transaction commerciale comme les autres, une opération banale et prosaïque, le corps du délit fût-il un recueil de poésie. Vous entrez chez le libraire, vous demandez tel ou tel livre, on vous le montre, vous le soupesez, vous le payez, on l'emballe et c'est fini. C'est un peu comme si vous aviez acheté une tranche de viande. A mon sentiment, le livre est ou devrait être une valeur spirituelle, et ce vilain troc où la matière triomphe me paraît être un trafic illicite de choses saintes, une espèce de simonie laïque.
Comparé à cet épisode écoeurant, l'achat d'un "bouquin" resplendit de la gloire la plus pure : ce n'est pas une affaire, c'est une aventure. On commence sa tournée sans plan préconçu, ignorant en partant si l'on va à la rencontre de quelque merveille, d'un de ces livres insoupçonnés appelé à devenir un ami pour la vie, ou si l'on reviendra bredouille, n'ayant fait que recenser une fois de plus les horreurs trop connues qui forment le fonds le plus constant de l'entreprise littéraire. [...]
Avec le temps, l'entretien d'une bibliothèque, si agréable, si précieuse qu'elle nous ait paru d'abord, peut devenir un poids mort, si l'on ne possède pas une maison bâtie sur le roc, où l'on est sûr de pouvoir vivre et mourir. J'ai parfois l'impression que les livres ont augmenté de poids, ce dont on s'aperçoit s'il faut les déménager, les emballer, les déballer, les remettre à leur place. Quand j'étais jeune et vigoureux, il m'est arrivé pour simplifier un déménagement de procéder moi-même au transport de mes livres, étant capable, grâce à mon expérience de montagnard, d'en charrier une trentaine de kilos dans un sac commodément placé sur mon dos (on ne peut pas se ménager quand on déménage). J'ai dû accomplir alors une centaine de voyages, mais c'était avec plaisir : je ne sentais pas la fatigue ; peut-être même étais-je heureux de faire quelque chose pour mes bouquins, qui avaient tant fait pour moi.
Comme le pêcheur, le chercheur de bouquins doit être patient et savoir attendre son heure, car c'est au hasard que nous devons les meilleures rencontres. Comme le chasseur sachant chasser sans son chien, l'amateur de livres d'occasion cultivera d'abord son flair, n'hésitant pas à aller au-devant du gibier sans craindre ni les fatigues ni les déboires. Semblables à toutes les joies humaines, les plaisirs de l'ami des livres ne valent que par la peine qu'ils ont coûtée, ceux qu'on obtient trop aisément s'évaporent dès qu'on veut les savourer. Je m'excuse de tomber dans le ton sentencieux, mais dans tout Français écrivant veille un moraliste qui s'ignore. Au reste, le livre n'est jamais un ami offert par la nature, c'en est un qu'il faut aller chercher, qu'il faut conquérir, mériter. La supériorité du livre d'occasion sur le livre neuf n'est pas seulement comparable à celle du vin vieux sur l'aimable piquette. L'achat d'un livre neuf est une visite de convenance ou d'intérêt, un geste casuel où l'on ne saurait voir l'intervention du destin. Au lieu que le livre d'occasion peut être l'ami d'enfance que vous retrouvez après cinquante ans d'oubli ; ou l'âme soeur restée inconnue jusqu'au moment où vous la rencontrez, et vous ne comprenez plus après cette révélation comment vous avez pu vivre si longtemps sans elle. Il peut aussi vous réserver une mauvaise surprise, l'une de ces mille désillusions dont est tissé le voile de l'existence, car les prodiges ne sont pas quotidiens.
En allant à la recherche des bouquins, vous n'attestez pas seulement la primauté du spirituel sur le temporel, vous témoignez de votre espérance vivace et de votre courage imperturbable, de votre confiance en ce miracle permanent qu'est l'Univers, vous faites un acte de foi, vous travaillez dans la mesure de vos forces à la venue d'une humanité meilleure.. Cette dernière phrase nous a peut-être conduits un peu loin. On me rétorquera avec quelque justesse que l'amateur de livres finit par perdre le sens de la mesure et laisse ses achats dépasser ses besoins. J'en conviens avec contrition, le bibliophile acquiert souvent plus d'oeuvres qu'il n'en peut lire, de même le Don Juan et le chasseur prennent des femmes et des lapins dont ils ne savent plus jouir. Mais tout amour robuste a tendance à devenir passion, et la passion et la raison sont deux puissances qu'il n'est pas toujours possible de mettre d'accord.
Qu'on me pardonne cette digression un peu longue. Les livres ont tenu dans ma vie une telle place qu'il m'est difficile de les traiter ici sur un moindre pied que mes parents ou mes amis. Je n'oublie pas non plus que je leur dois, outre des plaisirs parmi les moins frelatés, la matière première d'une imagination qui s'est forgée pour une large part au fil de mes lectures.