Alors que s'alignaient sur les boulevards force de l'ordre et manifestants, que l'émeute essaimait d'un bout à l'autre de la France et que la parole tournait au centre des ronds-points, les Culturés étaient absents ou maugréaient, et les lettrés se rendaient compte qu'ils n'avaient rien à dire : parce qu'ils ne savaient pas dire, parce que toute leur expérience du discours, c'est celle de la dépossession de l'action. Ils étaient, ils sont
esthétiquement sur la touche. Les Culturés, ces démocrates autoproclamés, de tout cœur avec les Résistants dans les textes, ennemis de toutes les dictatures dans les discours, sont restés chez eux pendant qu'on énucléait et qu'on mutilait ; dans leur majorité : car j'en ai aussi entendus qui, tout en déplorant certes la misère du peuple, certes l'horreur de la violence policière, approuvaient "quand même" la répression, réitérant ainsi les horreurs de Victor Hugo ou Lamartine à propos des journées de juin 1848, ou de Flaubert et Zola à propos de la Commune. Ainsi, l'un des rares lettrés à avoir sauvé l'honneur d'une activité, l'écriture, dans ce conflit social inattendu, François Bégaudeau, passe à côté du fait que bon nombre de Culturés en voie de prolétarisation continuent d'être les soutiens bornés des start-uppers liquides. Leur positionnement,
en retrait, donc de complicité passive, expose aux yeux de tous ce paradoxe : les "gardiens du temple" de la Littérature et de la Philosophie aujourd'hui sont du côté du bavardage stérile, la parole vive leur échappe totalement, et quand elle surgit, ils la méprisent.
Pourtant, les Culturés en sont bien arrivés à la liquidation de leur petite boutique : institutions et statues se trouvent progressivement asphyxiées. Et, osons contredire la fable qu'ils aiment à se raconter pour meubler leur nostalgie, ce n'est pas parce qu'elles gêneraient l'ordre établi, bien au contraire : d'une part, le marché qu'ils représentent est devenu beaucoup trop étroit et peu rentable à l'heure des marchés de masse créés par Internet, où le modèle de consommation est celui de la pseudo-gratuité et du micro-paiement ; d'autre part, la prise en charge du temps libre a changé de forme avec ces mutations technologiques. Le divertissement peut migrer de média en média sans problème, et le Capital préside à ces migrations au fil des révolutions technologiques, s'investissant là où la rentabilité est la plus grande.
L'industrialisation de la prise en charge du temps libre est désormais achevée, avec des moyens très puissants pour provoquer addiction, déconcentration, passivité face au discours : de YouTube à Netflix et autres plateformes comparables, la vidéo devenue disponible à chaque instant y tient un rôle majeur et écrase progressivement tout le reste, avec le genre redoutable de la série (qui s'apparente souvent à un pur évidement du temps libre) et son proche cousin le jeu vidéo, dans lequel s'éprouve la liberté d'un rat déambulant dans un labyrinthe.
La fiction sociale-démocrate de la Culture a fait son temps, l'alignement sur les canons du divertissement de masse sous tous ses aspects est de moins en moins voilé, tandis que les formes
moins rentables dépérissent ; elles sont embaumées dans des lieux d'ennui et de distinction sociale que l'État subventionne de plus en plus chichement tout en exigeant une mise aux normes du divertissement contemporain : scènes nationales, écoles, musées... En vérité, malgré les cris d'orfraie poussés ça et là, ce qui me frappe, c'est que dans leur ensemble, les Culturés eux-mêmes ont déjà largement suivi le mouvement, se gavant de séries américaines et d'expositions racoleuses, révélant en cela qu'ils ne faisaient pas vivre l'arbre, mais se suspendaient à ses branches. Ils s'étaient installés depuis longtemps dans la situation du rentier bâillant devant la source de ses rentes.
Quant aux pratiques culturelles par lesquelles le Capital se célèbre... on a assisté à de grands progrès ces dernières décennies, grâce à la logique même des avant-gardes, qui prétendaient en dévoiler les mécanismes et n'ont fait que lui servir sur un plateau son fantasme absolu : la valeur se créant elle-même. On devrait s'étonner que Banksy ait attendu 2018 pour (rater) sa
Girl with Balloon. Une bourgeoisie inculte (selon les Culturés) n'est ni meilleure, ni pire qu'une bourgeoisie cultivée (selon les Culturés) : mais elle ne subventionne plus les mêmes griots. L'entretien du lourd édifice littéraire coûte cher (sinon en argent, du moins en temps). Latin et grec n'en imposent plus et ne s'imposent plus, encore moins depuis Vatican II. Rabelais, Racine, Balzac, Zola ou Proust,
"bof, bof, bof..."
"La bourgeoisie ? Elle n'a aucun goût pour le langage, qui n'est même plus, à ses yeux, luxe, élément d'un art de vivre (mort de la 'grande littérature'), mais seulement instrument ou décor (phraséologie)." (Roland Barthes,
Le Plaisir du texte). La liquidation de toute cette quincaillerie est possible : la légèreté de l'art contemporain, aboutissement du Parnasse increvable, a un potentiel spéculatif bien plus grand, et en plus il est soluble dans les mondanités aussi bien que dans Instagram :
amazing !
Baptiste Dericquebourg,
Le deuil de la littérature, page 75.