Clair! Je commence à me dire qu'on est cuit: la désinformation est devenue un système qui s'autoproduit.
D'ailleurs, super fil d'une slavologue, pas tout à fait sur le conspirationnisme, mais pas tout à fait étranger à ces phénomènes structurels d'information.
Anna Colin Lebedev a écrit :
Pour comprendre le mécanisme de prise de décision et d'anticipation au sein du pouvoir russe, y compris dans cette guerre, un concept me semble particulièrement intéressant: celui de "mauvaise gouvernance" du politiste russe Vladimir Gel'man. ???? 1/20
Dans son livre datant de 2019, "Politics of Bad Governance in Contemporary Russia », Gelman décrit un pouvoir myope sur sa société et sur les autres, peu performant, remplaçant l’efficacité par l’affichage. 2/20
press.umich.edu/11621795/pol...
L'une des raisons qui permettent d'expliquer a) le défaut d'anticipation et de préparation de l'attaque russe sur l'Ukraine et b) l'isolement de Poutine, c'est la mauvaise qualité de la gouvernance, la nature dysfonctionnelle de la prise de décision au sein de l'Etat russe. 3/20
Un régime autoritaire personnaliste, dit Gel'man, recentre la décision politique autour du chef. Les places de pouvoir sont distribuées en fonction de la proximité au chef. Ce qui est valorisé, c'est la loyauté plus que la compétence. Vrai pour le Kremlin et au-delà. 4/20
Conséquence: baisse de la compétence générale à différents niveaux du pouvoir. L’enjeu n’est pas d’apporter une solution, mais d’apporter le résultat qui est demandé par la hiérarchie. Cela bloque la remontée d’informations fiables vers le haut de la pyramide. 5/20
L’existence de véritables îlots de compétence et d’expérience, et de personnages comme Lavrov (MAE) ou Nabiullina (Banque centrale) ne remettent pas en cause cette règle, et donnent au contraire au pouvoir une fausse impression de maîtrise. 6/20
C’est ainsi qu’on peut analyser la faible capacité russe à anticiper la résistance ukrainienne. Il n’est pas impossible que l’information - pourtant facile à trouver - sur l’humeur de la société ukrainienne face à l'occupant ne soit jamais remontée jusqu’au Kremlin. 7/20
Ça peut être aussi une clef de lecture des défaillances de l’armement et de la préparation des forces armées russes. En l’absence de remontées critiques du terrain, la préparation militaire réelle peut avoir été remplacée par une préparation militaire déclarative. 8/20
La recherche d’une rente est le principal objectif et contenu de l'administration publique en Russie, écrit Gel’man. La politique étrangère et de défense n’échappent pas à la règle, bien au contraire: le sceau du secret défense permet bien des contournements. 9/20
Il est probable que derrière des déclarations, une partie importante des investissements dans l’armement et la modernisation de l’armée ait été simplement détournée. Ces détournements d'argent public sont fréquents: exemple, les JO de Sotchi. 10/20 lemonde.fr/jeux-olympiques/a...
Quant à la société russe, il est probable que le Kremlin ne dispose pas d’un feedback correct sur le fonctionnement des institutions russes et les attitudes de sa propre population. Il est possible également qu’il n’anticipe pas l’impact des sanctions. 11/20
Le verrouillage des médias et les instituts de sondage ont privé le pouvoir d'outils sensibles permettant de mesurer l'état de sa propre société. Et si des sondages fermés sont faits pour le pouvoir, je doute de leur fiabilité et de leur qualité professionnelle. 12/20
Il est possible aussi, dit Gel’man, que le Kremlin n’envisage que de manière approximative l'étendue possible des sanctions occidentales, en jugeant les pays occidentaux incapables d’innovation dans la réaction. Il les juge inaptes d'agir autrement que dans le passé. 13/20
Autre conséquence: la neutralisation des instances de décision collectives. Nous avons vu ce qu’était le contenu réel du Conseil de sécurité russe » et quelle part de délibération était autorisée dans ce « conseil ». 14/20 francetvinfo.fr/monde/europe...
Il y a bien des cercles et des alliances, mais pas de collégialité, ni de contre-pouvoirs. Le régime fonctionnait sur un mode balancier, en pondérant l’influence des uns par les autres, mais l'équilibre n'est tenu par aucun garde-fou. Pas de « Politburo » au Kremlin. 15/20
Cependant, je ne veux pas retomber dans le « grand Poutine qui fait peur à tout le monde ». Si le régime tient, c’est par sa distribution des rentes qui garantit la place de chacun, de la base au sommet. On peut s’interroger sur l’effet de la rente qui s’effondre. 16/20
Les rentes ne sont pas seulement autour du Kremlin. Elles sont distribuées jusque dans la moindre municipalité de la région la plus reculée de Russie. Ça se fissure à un étage, et la loyauté peut se fissurer en-dessous comme au-dessus. 17/20
Selon moi, les cercles à observer aujourd’hui ne sont pas les milieux (admirablement courageux) des médias indépendants et des droits de l’homme. Ce sont les Russes aisés, voire très aisés, qui ont le plus à gagner au maintien de Poutine, qui connaissent les règles. 18/20
Si le président du pays semble avoir abandonné un raisonnement en termes de coûts et d’avantages, ce n’est pas le cas de son entourage. La pérennité et la prévisibilité des positions des élites était un argument de poids qui les faisait se ranger du côté de Poutine. 19/20
Je ne suis pas en train d'annoncer une guerre de palais. Le contexte est trop fluide, le coût de l'exit difficile à estimer pour les élites. Mais il faut garder en tête à la fois ce contrat implicite pouvoir/élites, et les défaillances de la gouvernance du régime russe. 20/20