Yonder, aucune envie de déballer mon expérience directe de ce pays: pour connaître l'état de l'opinion il faut y être maintenant et rencontrer beaucoup de gens.
Anne Nivat est insupportable, mais c'est une pointure du journalisme de guerre ET de la Russie. Ça tombe bien.
Mais on va continuer sans toi, à notre bas niveau de connaissance de la Russie. Salut.
Une autre pointure du journalisme de guerre, c'est Boris Mabillard. Je copie-colle son texte magnifique:
Citation:
La confession d’un milicien de Wagner en Ukraine
Le mur d’enceinte de l’ancienne usine protège un secret explosif: à l’abri des regards, un bataillon de l’armée ukrainienne garde aux arrêts un combattant du groupe Wagner capturé sur la ligne de front. Le large portail gris de l’usine n’est pas cadenassé et s’ouvre sur des bâtiments désaffectés et en partie éventrés, au milieu desquels gisent sous la pluie des carcasses de véhicules militaires marqués au spray de grands Z, le symbole de l’armée russe en Ukraine. Deux hommes se tiennent debout dans la boue aux abords de l’entrée. L’un est le geôlier, l’autre le prisonnier. Le premier, Serhiy (nom d’emprunt), 54 ans, ressemble à n’importe quel militaire en pause, le second, Sacha (nom d’emprunt), 26 ans, à un mécanicien en tenue militaire. Leurs noms véritables ne peuvent être dévoilés, ni les lieux précis divulgués. L’usine où Sacha est détenu se trouve en retrait de la ligne de front à des dizaines de kilomètres de Bakhmout, dans l’est de l’Ukraine.
Dans une pièce sombre qui sert de cuisine au premier étage d’une ancienne tourelle de garde, Sacha prépare du café à côté du fusil-mitrailleur de Serhiy, laissé là nonchalamment avec son chargeur. Dans son dos, un petit rat court sur l’étagère et disparaît derrière un rideau crasseux qui ne dissimule qu’un mur borgne et ses fissures. «Lorsque Sacha est arrivé ici le 5 décembre, j’ai mis les choses au clair: pour le tuer, je n’ai même pas besoin d’une balle», raconte Serhiy en sortant une longue baïonnette du fourreau qu’il porte sur le côté gauche. La lame de l’arme allemande porte la date de sa production: 1939. «Le vieux à qui je l’ai achetée, poursuit Serhiy, m’a dit qu’elle avait été fabriquée pour tuer des Russes et qu’il me l’offrait pour qu’elle continue à accomplir sa tâche.»
«Les musiciens me tueront»
Prudent, Serhiy a quand même prévenu son captif qu’une grenade reliée à un fil de fer minait le portail et exploserait en cas de tentative d’évasion. Une histoire inventée de toutes pièces. «Les deux premières nuits, nous les avons passées ensemble. Je n’ai pas fermé l’œil, mais j’ai vite compris qu’il était trop naïf pour être vraiment dangereux. »
Depuis, Sacha dort seul dans la cave chauffée sur deux matelas à même le sol. Serhiy et quatre compagnons d’armes du même bataillon que lui dorment dans le sous-sol voisin.
Fait prisonnier sur le front de Bakhmout aux derniers jours de novembre, Sacha n’a pas été transféré aux mains des autorités ukrainiennes compétentes. Les hommes de la brigade qui l’ont capturé ont décidé de le garder avec eux plutôt que de le livrer aux services de l’intelligence militaire, le GUR, qui gère les affaires relatives aux prisonniers de guerre et leur captivité dans des conditions qui respectent les Conventions de Genève avant que ces derniers ne soient éventuellement rapatriés chez eux dans le cadre d’un accord, comme ceux qui ont présidé aux échanges de prisonniers précédents. Mais le cas de Sacha est complexe, car il ne veut surtout pas être renvoyé en Russie. «Je serai tué, si je rentre en Russie, murmure-t-il en bégayant, les musiciens [les cadres de Wagner] me tueront. » La parole de Sacha est libre, il s’exprime sans contraintes, mais avec gêne et mange ses mots dont le débit est haché par les bégaiements.
Un pacte avec le diable pour une remise de peine
Sacha ne connaissait rien à la chose militaire mais a été recruté comme mercenaire par le groupe Wagner. Il a signé un pacte avec le diable contre la promesse d’un bon salaire et d’une remise de peine. Ce voleur de poule – en fait d’une oie et d’un agneau, deux larcins séparés qui lui ont valu respectivement 1 an de prison puis 3 ans et demi parce qu’il avait pénétré par effraction à l’intérieur de la maison et qu’il était récidiviste – purgeait la dernière année de sa peine dans la colonie pénitentiaire no 6 de Lipetsk.
Evgueni Prigojine, un proche de Poutine et le fondateur du groupe de mercenaires Wagner, débarque un matin de la mi-septembre et réunit toute la prison dans la cour. Les 655 détenus et les gardiens écoutent alors l’influent orateur, vêtu d’une veste civile avec trois médailles sur la poitrine, d’un pantalon de camouflage et de bottes militaires. «Il parlait fort et a dit que la guerre en Ukraine [sic] était pire que la Grande Guerre patriotique de 1941-1945. Qu’il fallait tuer tous les nazis ukrainiens. Et qu’on devait reprendre la terre qui nous appartient.»
Sacha ne connaît de la Russie que le petit village où il a grandi et la ville voisine de Lipetsk, où se trouve l’orphelinat dans lequel il a été placé après que ses parents alcooliques ont perdu la garde des enfants. Quatrième d’une fratrie de sept, Sacha n’a pas de contacts avec sa famille à part quelques coups de téléphone avec sa mère. «Mon père est allongé depuis treize ans. Il a perdu l’usage de ses jambes et de ses bras à cause de ses problèmes d’alcool. Ma sœur cadette a fait de la prison pour un vol de téléphone portable. Elle est dans le coma désormais après avoir reçu un coup sur la tête. »
Alors que Sacha, habillé de la salopette en treillis et du chandail bleu nuit que lui ont donnés les militaires ukrainiens en remplacement de ses hardes russes, raconte la misère et les saouleries, le rat repasse sur la gazinière dans l’autre sens.
Prison pour le vol d’un agneau
Avant d’être condamné pour la deuxième fois, Sacha travaillait dans une station-service pour 20 000 roubles (environ 260 francs) par mois. «Pour des petites courses, je dépense 5000 roubles, mais ça ne tient que quelques jours. Le riz coûte 320 le kg, 100 pour le kg de pain. Alors, je buvais. Le 9 juillet 2019, le jour de mon anniversaire, j’ai fêté avec mes collègues, on a trinqué, j’étais saoul. En rentrant, je me suis introduit dans une maison; j’ai pris l’agneau et je me suis fait pincer. » En entendant l’histoire pour la énième fois, Serhiy hoche la tête, puis se la frappe de la paume de la main, pour montrer son effarement devant la bêtise du jeune milicien et la sévérité de la sentence.
«Prigojine nous a dit qu’on pouvait tout recommencer à zéro, se souvient Sacha. Quand je l’ai dit à ma mère, lors de notre dernier téléphone, elle m’a traité de débile.» Evgueni Prigojine leur promet une solde de 150 000 roubles par mois pendant la formation et 200 000 (environ 2600 francs) mensuels pendant la mobilisation sur le front. Tout était organisé, y compris le versement à des proches en cas d’absence.
Mais Sacha ne verra rien de cet argent. «Tout ce que l’on m’a donné, c’est de l’eau et des boîtes de singe. » Le groupe Wagner leur a pris papiers et effets personnels et leur a interdit de contacter familles et amis.
«Une lame pouvait transpercer le casque»
Sacha est transféré par avion, un Iliouchine Il-76, avec 119 autres détenus de la colonie pénitentiaire de Lipetsk à Rostov-sur-le-Don. Là, ils sont embarqués avec d’autres anciens taulards mués en combattants de fortune à bord d’hélicoptères qui les emmènent dans l’oblast de Lougansk en Ukraine où cinq camions Oural prennent le relais. Serrés comme des sardines à l’arrière des camions, les passagers sont brinquebalés violemment. L’air vient à manquer sous les bâches et l’un d’eux meurt d’asphyxie. En tout, à destination, au camp de scouts Berezka (les bouleaux en russe), ils sont 400 nouvelles recrues de Wagner. Commence alors l’entraînement.
«Je n’avais jamais utilisé de fusil, ni fait de service militaire. En trois semaines, on nous a enseigné les bases de l’infanterie et les premiers secours mais nous n’avons pratiqué le tir que deux fois, en utilisant deux fois quatre balles traçantes.» Ils reçoivent leur équipement: treillis, chaussures, un sac de couchage, un petit matelas, fusil, munitions, kit de premier secours, casque et gilet. La belle affaire! Car en fait de vêtements, personne ne peut choisir exactement sa taille et sa pointure. Sacha a de la chance avec la tenue de camouflage mais un peu moins avec les bottes dans lesquelles il doit recroqueviller ses orteils. «Pour le casque, une lame de couteau pouvait passer à travers, mais le gilet m’a semblé correct, il était vert.»
Torturées puis assassinées pour désobéissance
Dans le camp d’entraînement, on les menace des pires sévices en cas de désobéissance. Les cadres étaient comme eux d’anciens détenus mais avec plus d’expérience. Tous les Wagner ne sont pas du même tonneau se rend-il compte bien vite: il y a les troufions comme lui, des «kapos» à peine plus galonnés et ceux que les autres appellent les «musiciens», donc des mercenaires Wagner réguliers et aguerris. Lorsque deux bleus sont surpris en état d’ivresse, des «musiciens» leur cassent les os des mains, des bras et des côtes à coups de masse. «Puis ils sont traînés vers un hangar, se souvient Sacha. On a entendu des coups de fusil. Et on ne les a jamais revus. Je n’ai pas posé de questions et, depuis ce jour, je n’ai plus parlé à personne. »
Le gardien hoche la tête en signe de compassion. Cette cruauté lui rappelle le sort d’Evgueni Nuzhin, un ancien détenu recruté par Wagner comme Sacha, puis fait prisonnier par les forces ukrainiennes. Renvoyé en Russie au mois d’octobre dans le cadre d’un échange, il a été ensuite cruellement assassiné par son ancien employeur. Une vidéo particulièrement macabre montre Evgueni Nuzhin, face caméra et la tête contre une pierre, qui confesse ses «erreurs» avant d’être tué d’un coup de masse sur le crâne. La vidéo a largement circulé sur les réseaux sociaux en Ukraine et Sacha l’a visionnée lui aussi.
Les larmes de Serhiy
A l’évocation d’Evgueni Nuzhin, Sacha se met à trembler. Quand il reprend la parole, il bégaie encore plus et n’arrive plus à trouver ses mots. «J’aimerais rester ici, répète-t-il. Je peux être utile dans la construction. Si je rentre, on me tue. Là-bas, on n’avait pas le droit de se rendre ou de reculer. Nous n’avions qu’un choix: avancer. Les chefs nous ont même menacés de nous tirer dessus si on repartait en arrière. Nous étions seulement de la chair à canon. »
Lorsque l’heure de l’assaut est venue, Sacha a sauté hors de sa tranchée et couru devant lui en direction de Bakhmout. La forêt autour de lui hurlait, il s’est alors retourné: les cinq camarades de son unité étaient morts, y compris le chef. Il a ensuite plongé dans la terre qui s’ouvrait devant lui et n’a plus bougé, accroché à son arme, blotti dans la tranchée. Et quand les soldats ukrainiens l’ont tenu en joue, Sacha s’est rendu sans résister. «Je n’ai pas eu le temps de tirer une seule cartouche.» Le rat retraverse le long du mur et Sacha remet un peu d’eau à chauffer.
«Il est un peu comme un fils»
Ces confidences ébranlent Serhiy aux larmes. «Je me suis engagé dans l’armée pour défendre Kharkiv, déclare-t-il, l’Ukraine et ses enfants. Pour mes filles et mes petites-filles. Pour qu’elles ne soient pas tuées par des gens comme lui.» Il montre Sacha de la tête et sort en pleurant. «Je suis trop émotif quand je pense à elles.»
Dehors, entre les carcasses de BMP (véhicules blindés de transport de troupes), Serhiy parle de Sacha en souriant. «Il est un peu comme un fils. Au début, j’étais inquiet. Mais après, il nous a aidés pour réparer les engins. Il se donne de la peine.» Sacha ne pourra pas rester indéfiniment sous la protection de Serhiy.