Citation:
A Kherson, un choc culturel mortel
Michail Maiatsky
L’agresseur russe justifie sa guerre criminelle contre l’Ukraine par sa mission qui consiste soi-disant à libérer la population russophone opprimée par le régime «narco-nazi» de Kiev et à insuffler une nouvelle vie dans les régions qu’elle a déclarées siennes (Novorossiïa – la Nouvelle Russie). Or, là-bas, certains hommes, tels que Youri Kerpatenko, lui restent en travers de la gorge: russophone, citoyen de l’Ukraine et fier de l’être (ce n’est contradictoire qu’aux yeux de la propagande russe), chef d’orchestre, directeur de l’orchestre du théâtre de la comédie musicale de la région de Kherson, à la tête de l’orchestre de chambre Guileïa, accordéoniste et arrangeur talentueux, était un musicien au sommet de sa carrière. Il y a un an et demi, le 6 mai 2021, Youri avait trouvé nécessaire de publier sur Facebook une lettre adressée à un ami russe de Saint-Pétersbourg, prénommé Nikita:
«Blague à part, il faut dire que votre président a braqué ses armes sur notre pays, il nous a enlevé la Crimée et une partie du Donbass. Il cherche à se montrer grand à tes yeux, Nikita, mais en faisant cela, c’est moi, russophone vivant à Kherson, qu’il fait souffrir. N’essayez pas de me sauver de moi-même en me menaçant. […] Certes, je sais qu’il y a une rue Kherson à Saint-Pétersbourg, j’aime écouter quelques personnalités publiques russes, comme Nevzorov, mais ne venez pas me voir à Kherson avec votre «paix russe» et n’essayez pas de considérer ma terre comme une Nouvelle Russie. J’espère m’être exprimé suffisamment clairement et en bon russe.»
Sa collègue, Nadejda Sitar, vice-directrice de la philharmonie de Kherson, a commenté ce texte avec une cordialité ingénue (si ce n’était pas de la candeur surjouée): «Mais comment imaginez-vous que la «paix russe» pourrait venir jusqu’ici? Ce n’est pas possible, cela relève d’une autre époque, vous délirez, là.»
Quelques mois plus tard, la «paix russe» est bel et bien arrivée à Kherson, avec ses chars, ses canons, ses soldats sortis du fin fond de la campagne russe, glauque et morose. Il était urgent pour l’occupant de démontrer la renaissance culturelle sous le soleil vivifiant de la Grande Culture russe. Les collabos parmi la population locale (auxquels s’est jointe, sans surprise, Nadejda Sitar) se sont chargés d’organiser un ambitieux festival d’automne. Mais voilà, le chef d’orchestre a refusé de collaborer et de se prêter, lui et son orchestre, à l’exercice. Youri Kerpatenko a été à plusieurs reprises convoqué à un «entretien» (qu’on songe à La Question d’Henri Alleg). Lorsqu’on a sonné à son appartement pour un énième «entretien», Youri n’a pas ouvert aux visiteurs importuns. Ils l’ont fusillé à travers la porte.
Tandis que d’aucuns s’insurgent contre le soi-disant boycott de la culture russe, tandis que certaines personnalités du monde culturel russe défendent leur droit à continuer de pratiquer une culture «pure, universelle et apolitique», le régime russe fait mine de rendre heureux les gens qu’il «libère» en leur apportant les fruits de sa Grande Culture. Et il tue. Par dizaines, sans distinction, en lançant des missiles, mais aussi de façon ciblée et individuelle, ceux qui le gênent dans son dessein absurde et scélérat.
De Youri Kerpatenko, nous ne savons pas grand-chose. A coup sûr, il ne songeait pas à une fin aussi héroïque. Il lui suffisait d’être un citoyen honnête et un musicien comblé. Mais parfois pour continuer à l’être, il faut faire preuve de courage et d’abnégation d’un héros.