Roger Zelazny, Robert Sheckley (Apportez moi la tête du prince charmant) a écrit :
Reniflant donc comme un renard, Azzie suivit la senteur fugace qui le mena tout droit au sac en peau de lémurien posé par terre aux pieds de Rognir.
— Ça ne te dérange pas que je regarde ce qu’il y a là-dedans ? demanda Azzie.
Cela dérangeait beaucoup Rognir, mais comme les nains ne sont pas de force contre les démons en combat égal, il jugea préférable de se tenir coi.
— Fais comme chez toi, marmonna-t-il.
Azzie vida le sac par terre. Il écarta du pied les rubis que Rognir avait extraits en Birmanie, négligea les émeraudes de Colombie, repoussa les diamants d’Afrique du Sud avec leurs futures connotations sinistres et ramassa un petit morceau de pierre rosée, en forme de cylindre.
— On dirait bien de la félixite, ça, déclara-t-il. Ça t’ennuierait que je te l’emprunte un moment ?
Rognir haussa les épaules avec résignation – il n’avait pas le choix.
— D’ac. Mais elle s’appelle reviens.
— Ne t’inquiète pas. (Azzie tourna les talons pour s’en aller mais il se ravisa et regarda de plus près les pierres précieuses sous ses pieds.) Ecoute voir, Rognir, tu m’as l’air d’un brave bougre, pour un nain. Qu’est-ce que tu dirais de conclure un marché avec moi ?
— Quel genre de marché ?
— Eh bien, j’ai certaines entreprises en cours, je ne peux pas trop en parler pour le moment, mais c’est en rapport avec l’imminent Millénium et avec toutes ces fêtes. J’ai besoin de la félixite et de tes joyaux parce que, sans argent, un démon ne peut rien faire ! Si j'obtiens le soutien que j’espère des Hautes Puissances du Mal, je pourrai te rembourser dix fois.
— Mais j’avais l’intention d’apporter tout ça chez moi et de l’ajouter à mon tas, protesta Rognir.
Il s’accroupit et se mit à ramasser ses pierres précieuses.
— Tu dois avoir un tas joliment haut, hein ?
— Ben quoi, il n’y a pas à en avoir honte ! s’exclama Rognir, avec la satisfaction d’un gnome dont le tas pourrait rivaliser avec les meilleurs.
— Alors, pourquoi ne me laisserais-tu pas ces pierres ? Puisque ton tas chez toi est déjà bien grand ?
— Ça ne veut pas dire qu’il ne peut pas l’être davantage.
— Bien sûr. Mais si tu les ajoutes maintenant à ton tas, ton argent ne te rapportera rien. Tandis qu’en l’investissant tu le multiplieras par dix. Fais travailler ton argent.
— De l’argent qui travaille pour moi ? Quelle idée bizarre ! Je ne savais pas que l’argent pouvait travailler.
— C’est une idée pour l’avenir et elle est très raisonnable. Il n’y a pas de raison que l’argent ne travaille pas. Tout le monde travaille.
— En effet. Mais quelle assurance ai-je que tu tiendras ta promesse ? Tout ce que j’ai, c’est ta parole et si ta parole vaut des clopinettes, je n’aurai plus rien, alors que si je refuse ton offre, j’aurai encore mes belles pierres précieuses.
— Je peux te rendre cette offre irrésistible, insista Azzie. Au lieu de suivre toute la procédure bancaire, je vais te payer ton bénéfice d’avance.
— Mon bénéfice ? Mais je viens de l’investir !
— Je comprends bien. Par conséquent, pour te rassurer, je vais te donner les intérêts que tu aurais gagnés en un an avec ton investissement.
— Qu’est-ce que je dois faire ?
— Tu n’as qu’à ouvrir les mains.
— Bon, d’accord, dit Rognir qui, comme tous les gnomes, était incapable de résister à l’appât du gain.
— Voilà, dit Azzie après lui avoir mis dans les mains deux des plus petits diamants, un rubis présentant un léger défaut et trois émeraudes parfaites. Rognir les accepta et les considéra d’un air indécis.
— Mais ce sont les miennes !
— Bien sûr. C’est ton bénéfice.
— Mais elles étaient à moi d’abord !
— Je sais. Mais tu me les as prêtées.
— Ah oui ? Je ne m’en souviens pas.
— Tu te souviens d’avoir accepté le bénéfice, tout de même, quand je te l’ai offert ?
— Naturellement ! Qui refuse un bénéfice ?
— Et tu as eu parfaitement raison. Mais ton bénéfice était basé sur le prêt des pierres que tu m’as consenti pour que j’en tire un bénéfice pour toi. Maintenant tu en as récupéré plusieurs. Mais je te les dois toujours, ainsi que le reste, qui représente le capital. Dans un an, tu récupéreras tout. Et tu as déjà touché les intérêts, le bénéfice.
— Je ne suis pas sûr de bien comprendre, bégaya Rognir.
— Fais-moi confiance. Tu as réalisé un bon investissement. C’est un plaisir de conclure des affaires avec toi.
— Non, attends ! Azzie rafla tout le reste des pierres, sans oublier le morceau de félixite, et disparut dans le monde de la surface. Les démons, il va sans dire, sont capables de disparaître, ce qui leur donne un remarquable sens du théâtral.