C'était il y a longtemps. J'étais jeunôt. On avait monté un groupe avec des potes dont deux faisaient du bal. Un jour ils me demandent de faire un remplacement à la basse dont je ne jouais jamais. C'est pas grave me disent-ils, suffit que tu suives les notes de la grille. J'allais pas les laisser dans la mouise et je ne voulais pas cracher sur un cacheton.
Nous voilà dans la France profonde, resto à 19h, les musicos me rassurent, le groupe a un bon niveau, 2 chanteuses, deux chanteurs, claviers, deux guitaristes, batterie, perscussions, deux cuivros, bon matos, ça assure. Tout le monde est sympa avec moi.
On joue dans une grande salle des fêtes en bois qui se remplit à grande vitesse dès 9h. Il y a plus de 1500 personnes (l'organisateur nous le dira plus tard).
On m'a installé un porte-partoche sur lequel trône ma bible du soir : le cahier plastifié avec toutes les grilles du répertoire (5h de set avec une pause : il y avait au moins 3 gros cahiers comme ça). Je m'applique, quand c'est marqué Do, je joue un do, quand c'est Mi je joue mi et ainsi de suite. Je ne me fais pas remarquer et j'essaye de faire le type à l'aise qui a méchamment l'habitude et qu'est vraiment à la coule.
Si je suis sur le côté, je suis quand même sur le devant de la scène. Tout allait pour le mieux, on enchaînait les titres quand tout à coup devant moi, en contrebas, se pointe un thon épouvantable. La vingtaine plutôt mince mais une sale gueule, une vraie mocheté gore, lourdement peinturlurée et la voilà qui me fait des œillades de plus en plus appuyées et force clins d'œil. Merde, vl'à qu'elle me fait signe de m'approcher. J'essaye de lui montrer que je suis un peu occupé là en ce moment et il faut pas que je perde le fil du morceau surtout que je n'en connais pratiquement aucun. La chanson se termine, je me penche pour écouter ce qu'elle a à me dire :
— Tu sais qu'tu m'plais, toi ? qu'elle me fait en mâchouillant vachtement son chouine-gomme la môme varech.
— J'suis… comment dire… un peu au boulot, là.
Elle en a rien à battre la morue. Elle veut qu'on y aille tout de suite et me lance des bises par camions entiers. Elle et sa copine l'otarie, ça les fait marrer.
Je commence à en avoir plein le cul, j'ai failli louper le début du morceau suivant, faut qu'j'assure ! Ré majeur… oui… oui…
Tenez-vous bien, elle se met à mimer la pipe gourmande qu'elle compte m'engloutir d'ici peu. Je me retourne vers les autres musicos : ils sont tous hilares ces cons-là, morts de rire à se poiler, ils en pleurent secoués de rigolade. Tout ça se passe en jouant.
Je fais le mec concentré sur ses grilles. Le thon, au bout d'un moment, ça lui plaît pas du tout et du coup : elle me balance sa bière dans la tronche ! Ma basse et moi, on est trempé. La salope ! Puis c'est au tour de la canette que j'évite de justesse mais qui atterrit sur la console de mix que tient derrière moi le chef d'orchestre. C'est un solide, le chef d'orchestre, nourri depuis son plus jeune âge à la galette saucisse, un quintal de barbaque en furie qui saute de la scène à la poursuite de mon thon qu'il rattrape et lui colle un bourre-pif mastard en plein dans la poire qui l'envoie valdinguer sur la piste de danse. S'ensuit une dispute entre deux autres mecs dont l'un avec un clébard berger allemand. Le chef d'orchestre remonte en scène et me confie : "Je viens de l'acheter cette console, merde !"
Alors que tout le monde dansait, l'algarade entre les deux mecs dégénère et la foule se range en deux clans face à face comme la mer Rouge s'est ouverte devant Moïse. "Continuez de jouer, on enchaîne !" braille derrière moi le chef d'orchestre pendant que les deux clans s'invectivent copieusement en se menaçant de part et d'autre jusqu'à ce qu'ils se ruent les uns contre les autres dans une gigantesque bagarre à laquelle tout le monde participe, hommes, femmes, enfants, vieillards. Les types se dépontent la tronche sévère en roulant jusque dessous l'estrade sur laquelle nous jouons et qui commence à tanguer dangereusement. "Jouez, jouez, ne vous arrêtez pas…" hurle le chef d'orchestre ainsi qu'un des organisateurs s'extirpant de l'émeute. Et nous de jouer et chanter "You're the sunshine of my life" de Stevie Wonder en repoussant les assauts des belligérants à coup de saton. "Les laissez pas monter sur scène !" beuglait le chef qui en tatanait 10 à la douzaine qui tentaient l'abordage ou la fuite. "Protégez le matos !" Pan ! coup de fusil de chasse ! Tout le monde s'arrête, c'est le maire avec les gendarmes. On ramasse les quelques blessés, on embarque encore un excité. Faut enchaîner. le bal continue. Jusqu'à 2 plombes du mat'. Ça finira au sandwich pâté et boutanche de picrate. Les organisateurs nous ont assurés que c'était très réussi comme bal, que c'était rien ce qui s'était passé ce soir à côté de la dernière fois et ils ont booké l'orchestre pour l'année suivante !