Une couronne pour Don :
L'œuvre de Donald Westlake (rappelons que Westlake écrit sous trois identités différentes. Il est Donald Westlake, il est aussi Richard Stark, il est aussi Tucker Coe) appartient à la période de décadence du polar classique. Elle se fait et se présente au moment où le polar cesse d'être la grande littérature morale de son époque, et où du même pas la forme-polar est, depuis un bout de temps déjà, récupérée et banalisée par des marchands d'ersatz (Hadley Chase, Cheney, Spillane). Les marchands d'ersatz ne sont pas forcément sans qualités ni talent. Mais Westlake en a davantage, et il est plus intelligent qu'eux ; il possède aussi bien qu'eux la forme-polar, et il possède mieux qu'eux la connaissance qui va avec.
Bon app ! qui est son premier polar, traduit dans la Série noire, se manifeste comme exercice de style parfait. Très vite, Westlake abandonne le pur exercice de style, et, en même temps, il ne l'abandonne pas. Très vite, la production la plus connue et la plus vendue de Westlake va être la série signée Richard Stark, exercice de style qui ironise sur soi-même.
C'est que, dans la série signée Stark, notre bonhomme, d'abord, donne à la forme-polar un contenu spécialement moderniste, attrayant et commercialisable. Les Stark ont pour héros un casseur nommé Parker. Parker est un travailleur indépendant (comme Walter Matthau dans le joli petit film starkien de Don Siegel,
Charley Varrick). Dans la plupart de ses aventures, Parker forme une équipe pour un casse, ce casse est vivement exécuté, puis une complication surgit par la faute d'un personnage secondaire qui n'a pas les qualités de Parker, et il en résulte des péripéties extrêmement violentes, avant que Parker reparte vers une nouvelle aventure, un nouveau coup. Il repart souvent avec de l'argent. C'est ainsi qu'il gagne sa vie, et grâce à ses belles qualités. Quelles sont ses belles qualités ? L'insensibilité, la brutalité, l'obstination, la capacité professionnelle, la force. Parker est un sauvage. Le subtil Westlake (Stark) n'a pas manqué de nuancer le caractère de son personnage, qui n'est pas totalement insensible, etc. Mais l'habile Stark (Westlake) a encore moins manqué de marquer ce caractère à gros traits : Parker a des tendons comme des cordes, il tue froidement quiconque l'embête, c'est un demi-analphabète, c'est un baiseur bestial, etc. Parker se suffit à lui-même. C'est un loup.
Évidemment, nous reconnaissons aussitôt en Parker un vieux rêve américain, à présent très dégradé. Les beaux cow-boys ont beau fuir les barbelés, les agressives femmes de l'Est, et jusqu'au Rio Bravo, et jusqu'en Afrique (cinéphiles, vous savez de quoi je parle), la civilisation moderne, c'est-à-dire le salariat, les a rattrapés partout. Pour conserver leur indépendance, et à moins de devenir flics privés, il leur faut devenir brigands, et des brigands de moins en moins éthiques et romantiques. Parker est un fantasme compensateur pour salariés. Stark-Westlake a mis commercialement dans le mille. Marchand d'illusion, marchand d'ersatz.
Mais pas seulement. Car, à la différence des commerçants contents de l'être, Westlake-Stark-Coe ne cesse de prévenir son monde, il ne cesse d'avertir le lecteur (le client) sur la nature exacte de la marchandise qu'il produit. Il avertit de deux façons, qui peut-être n'en font qu'une : par l'humour et par l'outrance ; par l'excès, par l'ironie. Ironie ouverte des bouquins ouvertement humoristiques. Mais ironie aussi des Coe outrageusement glauques, ironie des Stark où Parker-la-bête, courant après son blot avec une obstination démente, a dû laisser sur le carreau, en moins de vingt volumes, plus de cinquante cadavres. Ironie culminant dans le pastiche de Westlake par lui-même : ses héros Kelp et Dortmunder vont jusqu'à s'inspirer d'un livre de Richard Stark pour monter un coup (et bien sûr, tout ce qui marchait comme sur des roulettes pour Parker foire pour Kelp et Dortmunder...).
Ironie adéquate. Quand l'époque du grand polar classique est passée, et quand cependant on aime le polar et l'on a envie d'en écrire, assurément la solution Westlake est la plus élégante.
Ironie, outrance, rigolade référentielle. Connaissance du fait que le "drame" de l'écrivain est une de ces fameuses "situations désespérées mais non sérieuses", où lui-même plonge en riant de ses personnages. Drame menu, qui ne mérite pas qu'on écrive des tartines universitaires sur le "métalangage", et mérite plutôt qu'on écrive le formidable
Adios Schéhérazade, hilarante tragédie d'un auteur de pornos à la chaîne, frappé par une crise de créativité...
Tout ce que Westlake a écrit sous des identités diverses est bon, et presque tout est mieux que bon.
Jean-Patrick Manchette,
Chroniques, page 66