Un extrait de Homo Deus
La révolution humaniste
Le deal moderne nous offre le pouvoir à condition que nous renoncions à
notre croyance en un grand plan cosmique qui donne sens à la vie. Quand
vous examinez ce marché de près, vous découvrez une clause dérogatoire
astucieuse : si les hommes parviennent tant bien que mal à trouver un sens
sans le fonder sur quelque grand plan cosmique, cela ne vaut pas rupture du
contrat.
Cette clause dérogatoire a été le salut de la société moderne, car il est
impossible de maintenir l’ordre sans le moindre sens. Le grand projet
politique, artistique et religieux de la modernité a consisté à trouver un sens à
la vie qui ne s’enracine pas dans quelque grand projet cosmique. Nous ne
sommes pas les acteurs d’un drame divin, personne ne se soucie de nous et de
nos faits et gestes, personne n’assigne donc de limites à notre pouvoir ; mais
nous demeurons convaincus que nos vies ont du sens.
Aujourd’hui, l’humanité a bel et bien réussi à gagner sur les deux tableaux.
Non seulement nous n’avons jamais eu autant de pouvoir mais, contre toute
attente, la mort de Dieu ne s’est pas traduite par un effondrement total. Tout
au long de l’histoire, prophètes et philosophes ont soutenu que, si les humains
cessaient de croire en un grand projet cosmique, c’en serait fini de l’ordre
public. Aujourd’hui, pourtant, ceux qui menacent le plus l’ordre mondial sont
ceux qui continuent de croire en Dieu et à ses projets qui englobent tout. La
Syrie, qui craint Dieu, est un pays bien plus violent que les Pays-Bas laïcs.
S’il n’existe pas de plan cosmique, et que nous ne soyons liés par aucune
loi divine ou naturelle, qu’est-ce qui empêche l’effondrement social ?
Comment peut-on parcourir des milliers de kilomètres, d’Amsterdam à
Bucarest, ou de La Nouvelle-Orléans à Montréal, sans être enlevé par des
trafiquants d’esclaves, tomber dans une embuscade ou être tué par des tribus
ennemies ?
INTROSPECTION
L’antidote à une existence vide de sens et de lois nous a été fourni par
l’humanisme, nouveau credo révolutionnaire qui a conquis le monde au cours
des derniers siècles. La religion humaniste voue un culte à l’humanité, et
attend que cette dernière joue le rôle dévolu à Dieu dans le christianisme et
l’islam, ou celui que les lois de la nature ont tenu dans le bouddhisme et le
taoïsme. Alors que, traditionnellement, le grand plan cosmique donnait un
sens à la vie des hommes, l’humanisme renverse les rôles et attend des
expériences humaines qu’elles donnent sens au cosmos. Selon l’humanisme,
les humains doivent puiser dans leurs expériences intérieures le sens non
seulement de leur vie, mais aussi de tout l’univers. Tel est le premier
commandement de l’humanisme : créer du sens pour un monde qui en est
dépourvu.
La révolution religieuse centrale de la modernité n’a donc pas été la perte
de la foi en Dieu, mais le gain de la foi en l’humanité. Il a fallu des siècles de
travail acharné. Les penseurs ont écrit des traités, les artistes composé des
poèmes et des symphonies, les hommes politiques trouvé des accords :
ensemble, ils ont convaincu l’humanité qu’elle pouvait insuffler du sens à
l’univers. Pour saisir la profondeur et les implications de la révolution
humaniste, voyons en quoi la culture européenne moderne diffère de la
culture médiévale. En 1300, les habitants de Londres, Paris et Tolède ne
croyaient pas que les humains puissent déterminer par eux-mêmes ce qui est
bien ou mal, ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, ce qui est beau ou laid.
Seul Dieu pouvait créer et définir le beau, le bien et le vrai.
S’il était largement admis que les hommes jouissaient de capacités et
d’occasions uniques, ils passaient aussi pour des êtres ignares et corruptibles.
Sans supervision ni guide extérieurs, jamais ils ne pourraient comprendre la
vérité éternelle : ils se laisseraient plutôt tenter par des plaisirs sensuels
fugitifs et des illusions terrestres. En outre, les penseurs médiévaux faisaient
valoir que les hommes sont mortels, et leurs opinions et sentiments aussi
versatiles que le vent. Aujourd’hui, j’aime une chose de tout mon coeur,
demain j’en suis dégoûté, et la semaine prochaine je suis mort et enterré. Dès
lors, tout sens qui dépend de l’opinion humaine est nécessairement fragile et
éphémère. Les vérités absolues, comme le sens de la vie et de l’univers,
doivent donc reposer sur une loi éternelle émanant d’une source suprahumaine.
Cette optique faisait de Dieu la source suprême non seulement du sens,
mais aussi de l’autorité. Sens et autorité vont toujours de pair. Qui détermine
le sens de nos actions – bonnes ou mauvaises, justes ou injustes, belles ou
laides – gagne aussi l’autorité de nous dire que penser et comment nous
comporter.
Que Dieu soit la source du sens et de l’autorité n’était pas seulement une
théorie philosophique. Il affectait tous les aspects de la vie quotidienne.
Imaginez qu’en 1300, dans une petite ville anglaise, une femme mariée se
soit amourachée de son voisin et ait eu des relations sexuelles avec lui. Alors
qu’elle rentrait chez elle en catimini, retenant son sourire et lissant sa robe,
son esprit se mit à s’emballer : « À quoi ça rime ? Pourquoi ai-je fait cela ?
Était-ce bien ou mal ? Qu’est-ce que cela implique pour moi ? Dois-je
recommencer ? » Pour répondre à toutes ces questions, la femme était censée
aller voir le curé, se confesser et demander conseil au saint homme. Le prêtre
étant bien versé dans les Écritures, ces textes sacrés lui révélaient exactement
ce que Dieu pensait de l’adultère. S’appuyant sur la parole éternelle de Dieu,
le prêtre pouvait déterminer sans l’ombre d’un doute que la femme avait
commis un péché mortel et qu’elle finirait en enfer si elle ne s’amendait pas.
Elle devait se repentir aussitôt, donner dix pièces d’or pour la croisade
imminente, éviter de manger de la viande au cours des six mois suivants et
faire un pèlerinage sur la tombe de saint Thomas Becket à Canterbury. Et,
cela va sans dire, elle ne devait jamais répéter ce redoutable péché.
Les choses sont aujourd’hui très différentes. Cela fait des siècles que
l’humanisme nous a convaincus que nous sommes l’ultime source du sens, et
que notre libre arbitre est donc l’autorité suprême en toute chose. Au lieu
d’attendre qu’une entité extérieure nous dise ce qu’il en est, nous pouvons
nous en remettre à nos sentiments et désirs. Depuis la plus tendre enfance,
nous sommes bombardés de slogans humanistes en guise de conseils :
« Écoute-toi, sois en accord avec toi-même, suis ton coeur, fais ce qui te fait
du bien. » Jean-Jacques Rousseau le résuma dans son roman Émile, la bible
de la sensibilité au XVIIIe siècle. Recherchant des règles de conduite pour sa
vie, explique Rousseau, il les trouva « au fond de [s]on coeur écrites par la
nature en caractères ineffaçables. Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux
faire : tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est
mal(1) ».
Être plutôt que paraître, brouter plutôt que paître...