je complète par ce passage qui marque bien la différence entre la théorie révolutionnaire de marx et ses dérives contre-révolutionnaires léninistes, trotskystes ou staliniennes, dérives dont nous subissons encore aujourd'hui les effets délétères (admiration pour les régimes bolivariens ou castristes de la part des gauchistes occidentaux, par exemple) :
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La Révolution n'a pas pour finalité de rétablir l'égalité entre telle ou telle classe sociale. La Révolution a pour fonction de libérer tous les sujets de leur subsomption et de leur aliénation au dispositif de l'autovalorisation, c'est-à-dire de leur "asservissement à l'objet". Il ne s'agit pas de se demander comment les hommes pourraient devenir égaux à l'intérieur de ce système (en redistribuant équitablement la valeur, par exemple), puisqu'une telle égalité serait égalité dans l'aliénation : elle serait égalité dans la soumission au dispositif autonome de l'objectivité, c'est-à-dire, en toute rigueur des termes, qu'elle serait simple équivalence de marchandises dans l'espace commun du marché.
Marx insistait sur le fait qu'un relèvement autoritaire du salaire ne serait qu'une meilleure rémunération d'esclaves : l'augmentation des salaires en effet, quelle que soit son ampleur, ne résoud en rien le problème, puisqu'elle maintient - et, pire encore, présente comme désirable - la soumission du sujet à l'argent, et Le Capital répète que, "pas plus qu'une amélioration de l'habillement, de la nourriture, de leur traitement et l'augmentation de leur peculium n'abolissaient le rapport de dépendance et l'exploitation de l'esclave, elles n'abolissent la situation du travailleur salarié. La hausse du prix du travail consécutive à l'accumulation du Capital signifie en fait simplement que l'ampleur et le poids de la chaîne d'or que le salarié s'est lui-même déjà forgée permettent qu'on la serre un peu moins fort".
L'enjeu de la Révolution est précisément d'abolir, c'est-à-dire de surmonter (aufheben) cette situation d'assujettissement : il s'agit de se demander comment les sujets peuvent se réapproprier la puissance d'agir confisquée par l'objectivité.
[...]
Toute l'analyse marxienne de l'avènement du capitalisme montre que l'État n'est rien d'autre qu'une fonction du Capital : l'outil administratif de la massification et du nivellement du corps social, qui assure "le maintien de l'ordre, c'est-à-dire de l'ordre social existant, et par suite la subordination existante des masses", qui instaure la discipline, forme les travailleurs selon les spécialisations de la division du travail, installe les infrastructures, garantit les contrats et la propriété, prélève l'impôt et attribue les budgets. Marx parle de "la machinerie de l'État", et en effet l'État est une des pièces de la Machinerie par laquelle le Capital se donne les instruments dont il a besoin. L'État spécifiquement moderne est en effet défini par la centralisation et la concentration des pouvoirs, l'égalisation et le nivellement de la société, et son indépendance de plus en plus grande par rapport à la réalité sociale. [...] De même que Tocqueville, Marx souligne alors que la Révolution française, bien loin d'opérer une rupture avec l'absolutisme royal, a parachevé son oeuvre. [...]
Dès lors, la Révolution ne peut consister en la conquête du pouvoir d'État, et l'idée d'un État communiste est une aberration pour Marx. Si elle doit constituer "la classe du renversement", alors "la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machinerie de l'État et de la faire fonctionner pour son propre compte" (Marx, La Guerre civile en France). C'est ce qui explique la superficialité de toutes les révolutions connues à ce jour : "Toutes les révolutions eurent donc pour conséquence unique de perfectionner la machinerie d'État, au lieu de rejeter ce cauchemar étouffant." Toute politique qui "considère la prise et la direction de cette immense machinerie de gouvernement comme le butin principal du vainqueur" est par suite nulle, impuissante, et constitue surtout une nouvelle menace.
La Révolution doit au contraire démanteler l'État, "briser ce pouvoir gouvernemental centralisé et organisé qui, par usurpation, était le maître de la société au lieu d'en être le serviteur" (Marx). Ce faisant, elle ne supprime pas toute unité et ne renvoie pas à la féodalité, mais au contraire rend à la communauté des hommes l'unité qui est la sienne et qui était objectivée et réifiée dans l'État : "L'unité de la nation ne doit pas être brisée, mais au contraire être organisée, elle doit devenir une réalité par la destruction du pouvoir d'État qui prétendait être l'incarnation de cette unité, mais se voulait indépendant de la nation même et supérieur à elle, alors qu'il n'en était qu'une excroissance parasitaire" (Marx).
C'est ainsi qu'en mai 1871 Marx interprète la Commune de Paris : "Ce fut une Révolution contre l'État lui-même, cet avorton surnaturel de la société ; ce fut une reprise par le peuple et pour le peuple de sa propre vie sociale. Ce ne fut pas une Révolution faite pour transférer ce pouvoir d'une fraction des classes dominantes à une autre, mais une Révolution pour briser cette horrible machinerie de la domination de classe". Il s'agit de rendre possible la plénitude vitale de chacun en particulier : "La Commune est la réabsorption du pouvoir d'État par la société dont il devient la force vivante, au lieu d'être la force qui la domine et la subjugue." Toute la pensée marxienne de la Révolution tend ainsi à récuser la thèse "consistant à croire que l'on peut construire avec l'appareil de l'État une nouvelle société" - et les "idées d'édification du socialisme" ou de "construction du communisme" n'ont pas de sens pour Marx.
La pensée marxienne de la Révolution met en évidence qu'elle ne peut en aucun cas consister à la prise du pouvoir gouvernemental par qui que ce soit, elle ne peut en aucun cas consister en la réalisation d'un programme quel qu'il soit. [...] La Révolution est l'acte de la réappropriation, par les victimes d'une expropriation radicale, de l'essence commune transférée et substantialisée dans un Fonds désormais détenteur, en tant que Machinerie, de la puissance inconditionnée, et qui ainsi amène l'homme à son être propre et rend possible l'avènement des "hommes complets" : la Révolution est un événement, l'événement terminal de l'Histoire : celui par lequel "commence l'épanouissement de la force humaine, qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté".