le texte de mustapha khayati sur les marxismes (idéologies et révolution) se compose de cinq brefs chapitres :
I. Les fondateurs et leur théorie
II. Les idéologues de la IIe Internationale
III. Le marxisme-léninisme
IV. Le marxisme allemand
V. Les situationnistes
quleques images :
https://situationnisteblog.wor(...)1974/
I. Les fondateurs et leur théorie
Histoire du concept
1. "Moi, je ne suis pas marxiste", assura un jour Karl Marx. Pour continuer le paradoxe de cette épigraphe, certains affirment que le "marxisme" et la pensée de Karl Marx sont loin de coïncider. Employée par les ennemis politiques de Marx au sein de l'Association internationale des travailleurs, l'épithète "marxiste" désignait les partisans des méthodes "autoritaires" au sein du mouvement ouvrier, par opposition aux anarchistes "antiautoritaires" adeptes de Bakounine. On voit le terme apparaître pour la première fois dans un titre d'ouvrage en 1882, quand Paul Brousse publie son pamphlet intitulé
Le Marxisme dans l'Internationale.
2. Brousse, comme la plupart de ses compagnons bakouninistes, ne met pas en cause la pensée de Marx, mais dénonce en lui le "chef de parti", à la tête d'une coterie d'"agents" et de "tacticiens". Car le "marxisme ne consiste pas à être partisan des idées de Marx. A ce titre beaucoup de ses adversaires actuels, et particulièrement celui qui écrit ces lignes, seraient marxistes... Le marxisme consiste surtout dans le système qui tend non à répandre la doctrine marxiste, mais à l'imposer dans tous ses détails".
3. De cette appellation péjorative, l'ami et théoricien le plus proche de Marx, Friedrich Engels, va tenter de faire une arme de combat et une référence de prestige. A contre-coeur, il est vrai. Mais pour lui comme pour tous les disciples de Karl Marx à cette époque une conviction inébranlable est établie. Les anarchistes "se mordront les doigts de nous avoir donné ce nom", déclare Engels. Dès lors le "marxisme" est créé.
La pensée de Marx
1. Par-delà la diversité apparente - qui ne cesse d'alimenter les multiples découvertes de différents spécialistes -, l'unité profonde de la théorie développée par Karl Marx consiste dans son âme critique et révolutionnaire. La critique radicale de tout ce qui existe, la critique totale "qui n'a pas peur de ses propres résultats", est le noyau constant et fondamental de toute l'oeuvre de Marx. Aussi toute tentative de subdiviser cette oeuvre en domaines séparés ("Marx philosophe", "Marx sociologue", "Marx économiste" ou "Marx politique", etc.), peut-elle sembler vouée d'avance à l'échec, car contraire à l'esprit même de son auteur.
2. Pour Marx, "la critique de la religion est la condition de toute critique". La suppression de la religion devient une exigence primordiale pour atteindre le monde réel; c'est l'homme qui fait la religion et non le contraire. Et l'homme "c'est le monde de l'homme", c'est-à-dire l'Etat et la société produisent la religion, "conscience renversée du monde", car eux-mêmes sont "un monde renversé". Une fois l'"opium du peuple" dénoncé et démasqué dans ses véritables dimensions, "la critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique".
3. Pour réaliser la critique réelle de la religion, il s'agit désormais d'abolir pratiquement les conditions sociales dans lesquelles l'homme est "un être avili et asservi". Une fois achevée la critique théorique de l'aliénation religieuse (esquissée par Hegel et formulée par Feuerbach), la philosophie - qui n'a fait qu'interpréter le monde - doit dorénavant être "dépassée" et "réalisée" à la fois, dans la transformation consciente de tout ce qui existe, bref devenir "praxis" consciente de ses buts. L'agent historique à qui incombe cette tâche, c'est la classe opprimée, celle qui concentre en elle toutes les aliénations de ce monde, et dont l'abolition entraînera celle de toutes les autres classes.
4. En aboutissant à la "critique de la philosophie", cette critique de la religion découvre que toutes les sphères de l'activité humaine - spirituelles et matérielles - sont en réalité l'arrière-fond malade de cette représentation morbide qu'est la sphère religieuse. A cet égard la "question juive" révèle une profonde analogie entre l'aliénation religieuse et l'aliénation politique dans la société bourgeoise et son régime de démocratie formelle. Le citoyen est "une forme profane", un être étranger, "différent de l'homme réel". La réalité véritable de l'homme n'est ni "l'Esprit" des philosophes, ces "figures abstraites de l'homme aliéné", ni a fortiori son essence religieuse, mais avant tout et fondamentalement le travail, la production.
Le travail, "essence" de l'homme
1. "On peut différencier les hommes des animaux par la conscience, par la religion, par tout ce qu'on voudra. Ils commencent eux-mêmes à se distinguer des animaux dès qu'ils commencent à produire leurs moyens d'existence", dit Marx dans
L'Idéologie allemande. Le travail n'est pas une activité économique partielle et séparée, mais littéralement l'essence de l'homme. Toute activité authentiquement humaine "a été jusqu'ici du travail et de l'industrie" (
Manuscrits économico-philosophiques - 1844). Aussi toute l'histoire de l'homme n'est-elle rien d'autre que le procès de son activité, conçue comme lutte incessante contre la nature et tentatives répétées de dominer sa propre nature. "L'histoire de l'industrie et l'existence objective atteinte par l'industrie sont le livre grand ouvert des forces essentielles de l'homme, la psychologie humaine devenue matériellement perceptible" (ibid).
2. S'agit-il là de ce qui sera parfois désigné par la notion d'"économisme" ou au contraire d'une nouvelle conception de l'homme et de l'histoire, de l'homme et de la nature ? Marx, en tout cas, définit un "nouveau matérialisme", au-delà de l'"ancien matérialisme" philosophique dont le dernier représentant a été Feuerbach. Le matérialisme ne peut être qu'"historique", considérant le monde sensible comme le produit de l'"activité sensible totale et vivante des individus qui le constituent".
3. A partir de ce moment, les bases théoriques d'une critique réelle du monde existant sont jetées, la critique du "ciel idéologique" (religion, philosophie, droit, politique-Etat, etc.) se transforme en critique de la terre "capitaliste". Si le travail est l'essence de l'homme, la "propriété privée", fondement du capitalisme bourgeois, condamne le producteur à une existence contraire à son essence, puisque l'ouvrier est obligé de "faire de son essence un moyen pour assurer son existence". Toute l'aliénation capitaliste se trouve résumée dans cette formule. La critique du salariat, c'est-à-dire de l'existence prolétarienne, se fait donc à la lumière du projet révolutionnaire de la réalisation de l'"homme total", la désaliénation et l'aliénation suivant un seul et même chemin.
4. Cette désaliénation n'est rien d'autre que l'objet du "projet communiste". Le communisme, selon Marx, est la fin de la préhistoire humaine et le début de l'histoire dominée par les hommes; il met fin au conflit entre l'homme et la nature, entre l'homme et l'homme; c'est "la suppression positive de toute aliénation, donc la sortie de l'homme hors de la religion, de la famille, de l'Etat, etc., et son retour à son existence humaine, c'est-à-dire sociale". Ainsi compris, le communisme est la solution véritable de tous les antagonismes : "il est l'énigme résolue de l'histoire et il sait qu'il est cette solution".
Nécessité de la révolution
1. L'œuvre maîtresse de Marx,
Le Capital, n'est pas tant un traité d'économie qu'une critique de l'économie politique, comme l'indique le sous-titre même de l'ouvrage. Malgré certaines références à la rigueur scientifique, Marx n'a pas cherché à faire œuvre d'économiste, ni a fortiori à enrichir la science économique. La théorie exposée dans Le Capital vise avant tout à démonter les fondements de l'économie politique, science "bourgeoise" par excellence. La critique de la marchandise, de la forme marchande de production, en est le centre, et le "fétichisme" est le concept qui résume cette critique.
2. La révolution prolétarienne devient une nécessité inhérente à l'être même du prolétariat. Celui-ci "est révolutionnaire ou il n'est rien". Son internationalisme ne découle pas d'une option "idéologique", mais de la force même des choses; c'est la bourgeoisie et son système marchand qui ont unifié le monde, et la lutte contre eux ne peut être menée que mondialement. Dernière révolution de classe, la révolution socialiste a pour but d'abolir définitivement les classes et d'instaurer une société où rien ne pourra plus exister "indépendamment des individus". L'abolition de l'Etat en est une condition sine qua non. Dès lors que "l'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes", la libération de la classe ne peut se faire que collectivement, en dehors de toute représentation (principe bourgeois). La "dictature révolutionnaire du prolétariat" abolira en même temps que la propriété privée, le principe hiérarchique, les classes et l'Etat, la marchandise et le salariat.
3. Tel était le noyau fondamental de la théorie de Marx lorsqu'elle est apparue. Depuis plus d'un siècle il a été rarement admis - dans sa totalité - par tous les disciples. Déjà de son vivant, devant les déformations de sa pensée, Marx protestait en écrivant : "Je ne suis pas marxiste". D'un côté le marxisme deviendra non seulement une idéologie (au sens de Marx), mais une justification de la politique des partis ouvriers réformistes et staliniens. D'un autre côté, il ne cessera d'inspirer, en dehors des appareils politiques et des luttes ouvrières, une réflexion "critique et révolutionnaire" fidèle à ses origines sinon à ses buts.
4. Le processus d'idéologisation de la pensée de Marx a commencé avec son plus fidèle compagnon, Engels, à la fin de sa vie. L'accord établi entre celui-ci et les dirigeants du plus puissant parti ouvrier de l'époque, la social-démocratie allemande, va faire école et devenir la justification de nombreux compromis politiques. En admettant le parlementarisme comme moyen possible d'accéder au socialisme, Engels - dans ce qu'il est convenu d'appeler son testament - semblait entériner la politique réformiste des leaders du mouvement ouvrier. Auparavant, il avait déjà insisté sur le caractère "scientifique" du socialisme, ouvrant par-là la voie à tous les idéologues de la IIe Internationale, essentiellement au Kautskisme. En un mot, à l'idéologie marxiste.
II. Les idéologies de la IIe Internationale
Le Kautskisme ou l'orthodoxie
1. En 1883, l'année même de la mort de Marx, Karl Kautsky (né en 1855), fonde une revue théorique
Die Neue Zeit qui, pendant des années, sera la tribune internationale du socialisme marxiste. Devenu institution, le marxisme est dorénavant conçu comme une "science". Son "âme révolutionnaire" décline au profit de la "rigueur" et de l'"objectivité". Il n'est plus "la théorie du mouvement réel", l'analyse critique de "ce qui se déroule sous nos yeux", mais la "science" que le mouvement ouvrier doit apprendre et appliquer rigoureusement pour parvenir à ses buts. Le socialisme baptisé scientifique est une chose et le mouvement ouvrier en est une autre : leur coïncidence sera l'œuvre des spécialistes de la social-démocratie.
2. Pour Kautsky, le marxisme est moins une théorie révolutionnaire exprimant le développement de la lutte prolétarienne qu'une méthode scientifique appliquée à tous les domaines de l'activité humaine. D'où deux directions de recherche ou plutôt d'application : pratique dans le monde politique, le parti ouvrier au sein de la société de la bourgeoisie ; théorique en comblant toutes les lacunes que les œuvres de Marx et d'Engels n'ont pu aborder.
3. Dès 1891, le Parti social-démocrate allemand avait adopté au Congrès d'Erfurt un programme marxiste, dû essentiellement à Kautsky. Mais à mesure qu'il devient officiellement marxiste, le mouvement ouvrier paraît s'éloigner de plus en plus de la voie révolutionnaire pour adopter un réformisme à la fois syndical et parlementaire. La fidélité proclamée à Marx n'exclut pas une pratique souvent opposée à la pensée de Marx. Le Kautskisme est l'idéologie de la direction du parti ouvrier allemand, la première idéologie d'une "bureaucratie ouvrière".
4. Dans les pays où cette bureaucratie n'est pas encore formée et où le mouvement ouvrier est encore organiquement faible, l'orthodoxie reste encore beaucoup plus fidèle à l'intention révolutionnaire de Marx. En Russie, Plekhanov (surnommé le père du marxisme russe), mène la lutte contre le populisme et apprend la pensée de Marx à toute une génération de jeunes révolutionnaires de son pays. Il fonde le premier Parti social-démocrate russe. En Italie, c'est surtout Antonio Labriola qui introduira le marxisme débarrassé de toutes les traces idéologiques (économisme et scientisme).
Bernstein ou le révisionnisme
1. Élève d'Engels (et aussi son légataire testamentaire), Edouard Bernstein était en même temps le maître de Kautsky. Coauteur du programme socialiste d'Erfurt, il a également écrit de nombreux ouvrages historiques (notamment sur les origines du christianisme et sur la Révolution anglaise). Mais l'œuvre qui fera sa célébrité - soit pour être maudite, soit pour être couverte d'éloges - est un ensemble d'articles écrits entre 1896 et 1899, rassemblés sous le titre de
Socialisme théorique et Social-démocratie pratique, œuvre qui fait de lui le chef de file de l'école "révisionniste".
2. Bernstein a eu le premier, l'ambition de tirer avec conséquence les ultimes leçons théoriques et pratiques des expériences de la social-démocratie allemande. Appuyant son analyse sur l'exemple anglais et sur la situation réelle du parti allemand, il entreprend de faire une large "révision" de la pensée marxiste à la lumière des derniers développements du capitalisme. Dénonçant les contradictions flagrantes entre l'idéologie révolutionnaire de son parti et sa pratique résolument réformiste, Bernstein appelle ses camarades à avoir le courage de "paraître ce qu'ils sont en réalité, de s'émanciper d'une phraséologie dépassée dans les faits et d'accepter d'être un parti de réformes socialistes et démocratiques".
3. Se réclamant du "testament" d'Engels, Bernstein et par la suite ses disciples allemands et russes remettent en cause les théories marxistes de la valeur, de la concentration des capitaux, de la plus-value et de la paupérisation. Sur le plan politique, ils contestent l'idée de la dictature du prolétariat et trouvent qu'elle est entachée de "blanquisme".
4. Malgré la levée de boucliers contre le "révisionnisme bernsteinien" à travers toute la social-démocratie internationale, les partis ouvriers ne cessent pas pour autant leur pratique réformiste; au contraire, celle-ci devient de plus en plus plausible. L'orthodoxie "révolutionnaire" en est réduite souvent à une répétition mécanique de formules sans contenu.
Sorel ou le syndicalisme révolutionnaire
1. Beaucoup d'historiens estiment que la véritable introduction du marxisme en France ne s'est faite ni avec Paul Lafargue, ni avec Jules Guesde, fondateurs du premier parti marxiste ouvrier (le PDF, en 1879) et auteurs de quelques livres de propagande socialiste et de vulgarisation du "matérialisme historique", ni même avec Gabriel Deville, auteur du résumé le plus clair et le plus fidèle du premier livre du Capital (Engels dixit). La pensée de Marx a été connue et utilisée en France à travers deux revues de courte durée :
L'Ere nouvelle (1893-1894) et
Le Devenir Social (1895-1898 ). Un jeune philosophe en était l'un des principaux animateurs; il s'agit de Georges Sorel.
2. En partant d'un rejet total de la politique réformiste des partis sociaux-démocrates, Sorel se propose de rétablir l'idée fondamentale du marxisme : la lutte des classes. Enfermés dans le parlementarisme et l'illusion de conquérir un jour l'Etat, les socialistes, estime-t-il, ont renoncé à la voie révolutionnaire prolétarienne. Dès lors, le parlementarisme n'est pas seulement "utopique" mais carrément contre-révolutionnaire. L'héritier de la politique marxiste de la lutte des classes ne peut être que le "syndicalisme révolutionnaire".
3. Selon Georges Sorel, le prolétariat ne peut en aucune façon s'émanciper de l'exploitation capitaliste en se constituant "sur le modèle des anciennes classes sociales, en se mettant à l'école de la bourgeoisie". Si, comme l'avait dit Marx, les prolétaires ne peuvent s'emparer des forces productives qu'en abolissant "le mode d'appropriation en vigueur", "comment peut-on admettre qu'ils puissent conserver la quintessence du mode d'appropriation bourgeois, c'est-à-dire les formes de gouvernement traditionnel ?". Les seules forces organisées et développées, capables d'empêcher "le retour du passé" sont les syndicats. Ceux-ci, organismes purement ouvriers - et devant "rester exclusivement ouvriers" - doivent "arracher à l'Etat et à la commune, une à une, toutes leurs attributions, pour enrichir les organismes prolétariens en voie de formation". Les syndicats sont déjà les noyaux de la future société socialiste au sein de la société capitaliste.
4. "Pour résumer ma pensée en une formule, je dirai que tout l'avenir du socialisme réside dans le développement autonome des syndicats ouvriers". Tel est le leitmotiv que l'on retrouve tout au long de l'œuvre de Sorel, depuis
L'Avenir socialiste des Syndicats jusqu'à la
Décomposition du Marxisme et les
Réflexions sur la Violence.
Le marxisme révolutionnaire allemand
1. Déjà, vers la fin du siècle, un courant de gauche s'est développé à l'intérieur de la social-démocratie allemande. Cependant sa première affirmation théorique va se faire en réponse à Bernstein. En 1899, Rosa Luxembourg publie
Réforme ou Révolution, où elle préconise la chute violente du système capitaliste et réfute la "théorie de l'adaptation du capitalisme". Pour elle, seule la lutte des classes, conjuguée avec le développement des contradictions internes du système, pourra aboutir à la "crise générale" et faciliter ainsi le "passage au socialisme" au moyen d'une révolution. Résumant sa théorie, elle reprend la fameuse phrase de Bernstein et la renverse : "Le mouvement n'est rien, le but est tout".
2. C'est ce courant "luxembourgeois" qui, au lendemain de la nuit du 4 août 1914, et après l'adhésion de la social-démocratie allemande au programme de guerre du IIe Reich, lèvera le drapeau de l'"internationalisme prolétarien" et luttera pour soulever la classe ouvrière. Rosa Luxembourg, Clara Zetkin, Karl Liebknecht et Franz Mehring créent avec certains groupes révolutionnaires allemands, le Spartakusbund et appellent à la mise en place du pouvoir des conseils ouvriers et de soldats, en proclamant que la révolution prolétarienne ne peut résulter que de "l'action des grandes masses qui sont appelées par millions à remplir leur mission historique et à transformer la nécessité historique en réalité".
3. Fidèle à son idée de l'autoémancipation des travailleurs, Rosa Luxembourg, après avoir fortement critiqué la conception "ultracentraliste" de l'organisation léniniste, saluera la Révolution russe de 1917, mais en la soumettant à la critique (
La Révolution russe, 1918 ). Quelques mois plus tard, elle tombera avec Liebknecht, victime de la répression social-démocrate dirigée par Noske contre les spartakistes insurgés à Berlin en janvier 1919. Mais ces tendances au sein du prolétariat allemand ne seront pas pour autant éliminées, et le "marxisme révolutionnaire allemand" réapparaîtra dès les années 20.
Le marxisme révolutionnaire russe
1. En 1902, avec son
Que Faire ?, Lénine ouvre un important débat au sein de la social-démocratie, débat qui se terminera en 1903 par la scission du POSDR en deux fractions : les bolcheviks (majoritaires) dirigés par Lénine, et les mencheviks (minoritaires) dirigés par Plekhanov et Martov. Bien que cette scission ait lieu à propos de "la question de l'organisation", les deux tendances vont diverger de plus en plus sur le sens même de la révolution en Russie et sur l'interprétation du marxisme. Leur séparation est définitive lors de la guerre de 1914.
2. Parallèlement au courant de gauche allemand se développe en Russie un courant hostile au réformisme et aux compromis avec la bourgeoisie libérale. Malgré les hésitations de Lénine, Trotski défend les thèses de la "révolution permanente". Pour lui, seuls les ouvriers peuvent accomplir un soulèvement révolutionnaire en Russie. La bourgeoisie russe étant trop faible, il reviendra au prolétariat de diriger le mouvement contre l'autocratie tsariste. "L'idée que la dictature du prolétariat dépend en quelque sorte automatiquement des forces et des moyens techniques du pays représente le préjugé d'un matérialisme "économique" simplifié à l'extrême. Une telle conception n'a rien de commun avec le marxisme" (Trotski, Bilan et Perspectives).
3. Lénine ne fera que reprendre ces thèses quand, en avril 1917, il proclamera : "Tout le pouvoir aux Soviets." Après avoir rappelé les analyses marxistes sur la question primordiale de l'Etat contre ce qu'il considère comme les déformations opportunistes des chefs de la IIe Internationale, l'auteur de
L'Etat et la Révolution, délaissant sa théorie du parti, engage la lutte pour la conquête du pouvoir par les conseils ouvriers et paysans. Mais, dès 1918, il reviendra à la primauté du parti sur la classe, et il appartiendra à l'"opposition" de continuer à défendre le principe de l'autonomie ouvrière (qui va être au centre de tous les nouveaux courants marxistes non orthodoxes, tandis que l'orthodoxie marxiste-léniniste s'épanouira comme idéologie officielle de l'internationale communiste, désormais dirigée par Staline.
III. Le marxisme-léninisme
Avant le stalinisme
1. Première révolution prolétarienne triomphante, la Révolution russe produit un effet exceptionnel sur le mouvement ouvrier international. Saluée avec enthousiasme par les révolutionnaires du monde entier, elle devient l'exemple à suivre pour l'ensemble du prolétariat mondial, dont elle constitue "l'avant-garde". A partir de 1918, les bolcheviks vivent dans l'attente de la révolution en Occident; les signes de décomposition du capitalisme, entré dans sa dernière phase de "putréfaction impérialiste", sont partout présents.
2. La révolution soviétique hongroise, dirigée par Bela Kun (1918 ), trouve son meilleur théoricien en la personne du jeune philosophe Georg Lukacs (né en 1885). Par une série d'articles publiés entre 1919 et 1923, Lukacs devient un des principaux porte-parole du marxisme révolutionnaire dans la IIIe Internationale. Quand, en 1924, il publie son ouvrage
Histoire et Conscience de Classe, celui-ci fait l'effet d'une bombe. Condamné par la nouvelle orthodoxie communiste comme révisionniste, l'auteur inaugure sa carrière de penseur "marxiste-léniniste", caractérisée par une série d'autocritiques, et désavoue sa propre œuvre. C'est que l'idée fondamentale de celle-ci contredit en tout point le mécanisme philosophique de
Matérialisme et Empiro-criticisme de Lénine.
3. Parallèlement, en Italie du Nord, le mouvement des conseils et des occupations d'usines à Turin a comme principal théoricien Antonio Gramsci, fondateur du Parti communiste italien. Lecteur passionné de Machiavel, Gramsci découvre dans le parti révolutionnaire le "Prince" des temps modernes, et dans les conseils ouvriers la forme adéquate pour réaliser le pouvoir prolétarien. Le parti est ce par quoi la classe ouvrière accède à la conscience de ses tâches, et le marxisme n'est pas une science théorique neutre (pour expliquer l'économie et la société), mais la "philosophie de la praxis" qu'il faut réaliser. Le parti révolutionnaire ne fait que dire la vérité de la classe, mais cette vérité ne peut être affirmée pratiquement que dans les conseils, "où tous deviennent maîtres et disciples".
4. Pour Gramsci, préparer la classe ouvrière à atteindre son but historique signifie effectivement "organiser le prolétariat en classe dominante". La découverte des conseils ouvriers par le prolétariat en révolution est le fait principal des révolutions du XXe siècle. Le conseil ouvrier est "l'organe le plus adéquat [...] que le prolétariat ait réussi à exprimer à partir de l'expérience vive et féconde de la communauté du travail." C'est le fondement de l'"Ordine Nuovo".
Le stalinisme
1. Les métamorphoses de la Révolution russe et le développement de la bureaucratie en tant que nouvelle classe dirigeante vont transformer la théorie révolutionnaire de Marx en une idéologie qui servira de justification au système politique instauré en Russie. Le marxisme-léninisme orthodoxe et dogmatique va avoir ses prêtres et ses fidèles. Jdanov, au nom du Parti communiste de l'Union soviétique, légifère pour tout le mouvement communiste international en matière de doctrine, d'art, de science et de philosophie. Le "diamant" (matérialisme dialectique) et le "réalisme socialiste" constitueront la "science fabuleuse" qui réduit à néant toutes les découvertes "bourgeoises cosmopolitiques et objectivistes" (telles que la psychanalyse, la théorie relativiste d'Einstein, la peinture impressionniste, etc.).
2. Deux exemples français peuvent illustrer ce modèle de marxisme orthodoxe : il s'agit de Roger Garaudy et de Louis Althusser. Le premier a suivi un itinéraire politique et idéologique plus ou moins fidèle à l'évolution du PCF dont il a été l'un des membres dirigeants de 1945 à 1969. Le premier travail philosophique par lequel il se signale est sa thèse de doctorat, présentée en 1953 à la Sorbonne.
La Théorie matérialiste de la Connaissance s'inscrit dans l'orthodoxie jdanoviste qui définit le marxisme comme une "philosophie" scientifique. Tenant du dogmatisme idéologique contre les tendances critiques qui se développent dès la mort de Staline, Garaudy ne se convertit au libéralisme que plusieurs années plus tard. Auteur de
Humanisme et Marxisme, de la
Morale marxiste et d'un important ouvrage sur Hegel,
Dieu est mort, il devient directeur du "Centre d'études et de recherches marxistes" et organisateur des "Semaines de la pensée marxiste". Dans
Réalisme sans Rivages, il s'ouvre sur l'art "bourgeois" et prend la défense de Kafka, de Saint-John Perse et de Picasso. En même temps, il engage un grand dialogue avec les chrétiens et participe à plusieurs débats avec des théologiens catholiques et protestants, en quête d'une entente et d'une convergence. Partisan d'un "socialisme ouvert et humaniste", Garaudy prend fait et cause pour l'expérience de Dubcek en Tchécoslovaquie et condamne durement l'intervention russe, ce qui lui vaut d'être blâmé par son parti.
3. Louis Althusser, sans accéder à la hiérarchie du parti, a développé dans une relative indépendance une nouvelle interprétation de l'œuvre de Marx. Professeur à l'Ecole normale supérieure où il a rassemblé de nombreux disciples, il se réclame de la grande tradition philosophique du "socialisme scientifique" : "Marx - Engels - Lénine - Staline - Mao Tsé-toung." Tout en demeurant membre du parti, Althusser ne craint pas de proclamer que "Staline est l'un des plus grands philosophes de notre temps". Dans ses deux ouvrages
Pour Marx et
Lire le Capital (2 volumes), il se propose de fonder une "philosophie marxiste", complétant la théorie scientifique de l'histoire découverte par les fondateurs. Dans ce dessein, il emprunte à des philosophes modernes, généralement structuralistes (comme Claude Lévi-Strauss, Jacques Lacan et même Gaston Bachelard) des concepts nouveaux en vue d'illustrer une nouvelle lecture de Marx.
4. Selon Althusser, toutes les œuvres de jeunesse de Marx ne sont pas encore "marxistes", et restent influencées soit par Hegel, soit par Feuerbach. Ainsi en est-il du concept fondamental d'"aliénation". L'œuvre scientifique et donc spécifiquement "marxiste" de Marx commence avec
Le Capital, c'est-à-dire après 1867. Niant tout aspect humaniste dans la pensée de Marx et insistant sur son caractère scientifique, Althusser opère un retour à l'ancienne orthodoxie, à travers la fidélité au stalinisme idéologique. Son influence au sein d'une fraction de la jeunesse étudiante et des milieux intellectuels de gauche lui vaut apparemment une certaine tolérance de la part de la direction du PCF, qui peut craindre le renforcement des courants pro-chinois à l'intérieur et à l'extérieur du parti.
Le révisionnisme poststalinien
1. La mort de Staline d'abord et le Rapport Khrouchtchev au XXe Congrès du PCUS ensuite ont déclenché une immense campagne de critique à travers tout le mouvement communiste international. Mais c'est surtout l'insurrection de Budapest (1956) qui marque l'époque du "dégel". Les intellectuels des pays de l'Est vont fournir la meilleure introduction aux thèmes fondamentaux de la pensée marxiste à travers la vaste critique dont les "révisionnistes" de ces pays sont les auteurs au cours des années 1956-1957. A travers leur critique du totalitarisme stalinien, ils préparent les armes dont vont s'armer les insurgés de Pologne et de Hongrie dans leur lutte contre la dictature bureaucratique. Selon cette critique, toutes les aliénations analysées par Marx sont décelées dans la société socialiste et dénoncées comme telles. La lutte pour la "désaliénation" totale de l'humanité semble entrer dans une nouvelle phase historique.
2. L'écrasement de l'insurrection hongroise provoque une profonde crise de conscience chez les intellectuels communistes d'Europe. Beaucoup quittent le parti et découvrent "l'air pur de la critique". En France, tous les animateurs de la revue
Arguments vivent l'expérience stalinienne et le drame de la déstalinisation.
Arguments veut être la tribune d'un "nouveau marxisme", ouvert, humaniste et antidogmatique. Mettant tout en question, elle se spécialise dans le "questionnement". Ses principaux rédacteurs : Kostas Axelos, Edgar Morin, Jean Duvignaud, Fougerollas, F. Chatelet, L. Goldmann, G. Lapassade et Henri Lefebvre, vont tous contribuer à l'élaboration de ce nouveau marxisme "dédogmatisé" et largement "révisé".
3. Henri Lefebvre, ancien membre du PCF, passe aux yeux de beaucoup de spécialistes pour le penseur le plus brillant de cette école. Opérant une sorte de retour aux sources à partir des
Problèmes actuels du Marxisme (1958 ), il écrit une autobiographie critique, La Somme et le Reste, où il remet à jour les thèmes esquissés dans ses premiers ouvrages (
La Conscience mystifiée et
Critique de la Vie quotidienne). Insistant sur l'importance du concept d'aliénation dans la pensée de Marx et pour la critique du monde moderne, Henri Lefebvre déclare la guerre au dogmatisme et analyse le phénomène stalinien. L'ensemble de cette œuvre lui vaut d'être considéré par les "orthodoxes" comme le "chef de file du révisionnisme international". Axée sur la critique de la société moderne et le rétablissement de la théorie marxienne dans sa vérité originale, l'œuvre de Lefebvre, estiment certains de ses élèves, souffre cependant de quelques concessions aux penseurs à la mode, dans les domaines sociologique et linguistique notamment.
IV. Le marxisme allemand
La gauche allemande
1. La vague révolutionnaire qui déferle sur l'Europe après la Première Guerre mondiale commence à refluer à partir de 1921. Et la contre-révolution en Occident ne peut que se répercuter sur la Révolution russe, transformée à son tour en "restauration du capitalisme" sous sa forme bureaucratique. Ce sont les révolutionnaires allemands, héritiers directs de Rosa Luxembourg et de Liebknecht qui, les premiers, remarquent avec amertume ce nouveau cours de l'histoire. La scission du Parti communsite allemand, quelques mois après sa création en deux fractions, permet à la "gauche" de s'organiser dans un nouveau parti : le KAPD (Parti communiste ouvrier). Ses théoriciens et partisans étrangers vont tenter d'opérer une rénovation du marxisme révolutionnaire, en réactualisant son noyau "critique et révolutionnaire".
2. En partant du mot d'ordre "Tout le pouvoir aux conseils ouvriers", la critique de gauche va prendre pour cible essentielle le bolchevisme léniniste, considéré comme l'héritier de l'orthodoxie social-démocrate et de son réformisme. C'est ce courant que Lénine stigmatise dans sa
Maladie infantile du Communisme, sous l'étiquette "ultragauche". Les "communistes des conseils" pensent qu'en subordonnant le Mouvement communiste international aux nécessités nationales de la Russie - c'est-à-dire à son Etat -, la IIIe Internationale répète l'histoire de la IIe. Elle "sacrifie l'internationalisme prolétarien à l'impérialisme national".
3. Le théoricien le plus marquant de l'école allemande a été Karl Korsch (1886-1961). Lorsqu'en 1923 il publie son essai
Marxisme et Philosophie, il se heurte tout autant à Kautsky et à ses disciples qu'aux idéologues du bolchevisme triomphant. La désapprobation commune qui s'élève contre Korsch et son livre peut laisser à penser que le mouvement léniniste était encore partie intégrante de l'orthodoxie de Kautsky. Dénoncé comme hérésie "révisionniste",
Marxisme et Philosophie avait l'ambition de rétablir la relation dialectique qui existe entre le mouvement révolutionnaire, se produisant réellement, et son expression théorique qui est au-delà de la science et de la philosophie bourgeoise. Eriger le "matérialisme dialectique" en loi invariable du processus historique et cosmique - comme l'ont fait Engels et Lénine - est, selon Korsch, contraire à la pensée de Marx. C'est là la racine de la transformation de la théorie de la révolution prolétarienne en
Weltanschauung, sans lien avec la lutte des classes.
Le freudo-marxisme
1. Parallèlement au développement de la contre-révolution, un prodigieux mouvement intellectuel fleurissait dans la République de Weimar. De la confrontation du marxisme et de la psychanalyse allait naître toute une nouvelle pensée généralement connue sous le nom d'Ecole de Francfort, dont l'ancêtre est Wilhelm Reich.
2. Psychanalyste hérétique et membre non orthodoxe du Parti communiste, Reich a vu ses ouvrages brûlés simultanément en URSS, en Allemagne hitlérienne et aux Etats-Unis. Son œuvre est considérée par Herbert Marcuse comme "la tentative la plus radicale pour développer la théorie sociale implicite chez Freud". Reich milita pendant des années à la fois dans le Cercle psychanalytique de Vienne et parmi les Jeunesses communistes de Berlin. Il finit par être exclu de l'un et de l'autre. Pour l'auteur de
La Révolution sexuelle, seule une transformation radicale de la société pourrait mettre fin aux névroses : le devenir de la psychanalyse n'est pas la clinique mais la révolution sociale. Marxisme et psychanalyse ont une seule et même finalité, telle est la conclusion des écrits de Reich entre 1930 et 1933, notamment dans
La Lutte sexuelle des Jeunes.
3. Ce sont ces idées que reprendront et développeront, à la lumière de la philosophie allemande (principalement l'hégélianisme) et des sciences sociales naissantes, les promoteurs de l'Institut de recherches sociales de Francfort : Adorno, Horkheimer, Marcuse et Fromm.
L'Autorité et la Famille fournissent les thèmes de leurs premières investigations, qui seront continuées en Amérique par
Etudes sur la Personnalité et la Famille. En 1947, Adorno et Horkheimer publient
Dialectique de la Raison, essentiellement consacrée à Hegel, philosophe de la révolution bourgeoise. Dénonçant la "mystification philosophique" de Heidegger, "héritier de la décadence national-socialiste", Adorno s'attaque à toutes les formes de totalitarisme, parmi lesquelles il place le marxisme stalinien.
4. C'est à partir d'une réflexion sur Hegel que Herbert Marcuse inaugure son œuvre. Publiant
Hegels Ontologie en 1932, il contribuera avec Adorno et Horkheimer à approfondir les relations entre Marx et Freud. En 1941, il publie une interprétation marxiste de Hegel, Raison et Révolution. Il règle ses comptes avec le marxisme officiel dans le Marxisme soviétique, défini comme la "superstructure idéologique" d'une société répressive, dominée par la bureaucratie stalinienne. "S'il y a une différence fondamentale entre les sociétés occidentale et soviétique, il y a parallèlement un fort courant vers l'assimilation", écrit Marcuse. Mais l'ouvrage qui a fait le plus pour la célébrité mondiale de Marcuse est
Eros et Civilisation, où il critique le pessimisme de Freud sur l'avenir de la culture et attaque violemment le culturalisme d'Erich Fromm, accusé de prêcher l'adaptation à l'oppression. L'Homme unidimensionnel décrit d'une façon désespérée les structures totalitaires de la société moderne, sans opposition ni perspectives révolutionnaires.
V. Les situationnistes
1. Créée en 1957, par un groupe international d'artistes révolutionnaires, l'Internationale situationniste est devenue, à partir des années 60, après diverses exclusions, "un groupe international de théoriciens", se réclamant du dadaïsme et du surréalisme, mais surtout de la pensée historique de Hegel et de Marx. Reprenant certains thèmes fondamentaux de la critique de Marx, ils développent une critique unitaire du monde contemporain, à la fois géographique - en dénonçant tous les pouvoirs qui existent dans le monde comme oppressifs - et historique - par la critique de toutes les aliénations développées par le capitalisme moderne, bourgeois à l'Ouest et bureaucratique à l'Est.
2. Le thème central développé dans
La Société du Spectacle de Guy Debord est la critique objective du monde capitaliste actuel, conçu comme "spectacle". La théorie du spectacle reprend l'analyse de la marchandise, faite dans le premier chapitre du Capital. Dans le spectacle tout est inversé, le réel devient idéologie, et celle-ci, "matérialisée", est devenue en quelque sorte réelle, dans la mesure où elle envahit tous les domaines de la vie sociale et individuelle. L'absence de vie réelle est le mode d'existence dominant dans la société moderne. Le spectacle n'est en réalité qu'un moment du développement de la production marchande, où "le vrai est un moment du faux". Telle la religion, le spectacle sépare l'homme de son être, et le fait mouvoir dans le monde irréel de l'image.
3. Après avoir fait la critique de l'urbanisme, de la culture et de l'idéologie, Debord évoque la perspective de libération dans le mouvement révolutionnaire du prolétariat revenant à l'assaut de la société capitaliste. Seule une révolution prolétarienne, consciente de ses buts, pourra mettre fin aux aliénations qui dominent la vie de tous; une telle révolution doit avoir pour programme la réalisation du pouvoir absolu des conseils ouvriers, l'abolition de toutes les séparations : Etat, classes, famille, religion et idéologie, etc.
4. Publié à la fin de 1967, le livre de Raoul Vaneigem,
Traité de Savoir-Vivre à l'Usage des Jeunes Générations, allait devenir l'une des références des jeunes révoltés de mai 1968. Partant d'une critique globale du vieux monde, Raoul Vaneigem s'attache à dégager de la tradition du refus et de la contestation contemporaine les nouvelles lignes de force révolutionnaires. Alors que Debord part de la critique froide du spectacle, Vaneigem dénonce du point de vue de la "subjectivité radicale" la survie qu'il oppose à la vraie vie, et qui est le lot de chacun dans le monde de l'oppression. Mais tous deux convergent dans le refus radical de tout ce qui existe indépendamment des hommes, et dans l'approfondissement du projet de l'homme total. L'autogestion généralisée est la fin et le moyen pour la réalisation d'un tel projet, le prolétariat (c'est-à-dire tous ceux "qui n'ont aucun pouvoir sur leur vie et qui le savent") en sera le sujet.