un entretien avec lorenzo valentin, responsable des éditions ivrea, où il explique l'évolution de la ligne éditoriale de champ libre/ivrea :
http://fr.calameo.com/read/000(...)0fdc7
extrait:
Il est assez poignant de lire aujourd'hui Orwell. Il y a chez lui une très grande clairvoyance et, dans le même temps, une sorte d'ingénuité, ou du moins ce qui peut passer aujourd'hui pour de l'ingénuité, et qui correspond en fait à un très profond attachement à des valeurs à présent totalement disparues. Un sens de l'honnêteté, de la probité intellectuelle, une notion de la vérité qui ont été balayés, dévastés par la grande machinerie totalitaire. Mais cette destruction ne s'est peut-être pas produite exactement comme il le pensait. Les choses ont pris une autre tournure.
Ce qui est frappant lorsqu'on relit Orwell, c'est de voir à quel point on est aujourd'hui sorti de l'ordre politique, du cadre politique. Orwell se réfère encore à des structures idéologiques. Le totalitarisme tel qu'il le concevait apparaît comme dépassé car encore d'ordre "politique". On est aujourd'hui dans un ordre strictement économique. Et on a le sentiment que le monde d'Orwell, quelle que soit sa clairvoyance par ailleurs, est désormais lointain.
1984 c'est encore "gentil" d'une certaine manière. Quand on voit que l'oeil de Big Brother, qui vous contrôle en permanence... de voir à présent que c'est volontairement avec des caméras numériques que l'on se filme soi-même pour le plaisir de se "diffuser" sur la "toile"... cela va quand même plus loin dans l'aliénation.
Refuser de communiquer aujourd'hui c'est se condamner à la mort, comme vous le fait clairement comprendre une affiche publicitaire dans la rue, où l'on voit un cadavre à la morgue avec une étiquette à l'orteil : "il refusait internet". La publicité dit les choses très clairement. On vous répond que c'est de la dérision... Mais ça n'en est que plus criminel encore !
Aujourd'hui, plus besoin de novlangue : la langue a été détruite. C'est le slogan publicitaire partout, en permanence, l'absolue dérision de la "pub", la communication triviale et bestiale. On utilise la langue, ce qu'il en reste, pour s'adresser à des unités de consommation, à des porcs : on utilise donc une langue de porc.
La langue n'est pas faite pour communiquer. La langue était un instrument de connaissance qu'on ne transmet plus, l'instrument de l'esprit. On peut donc à présent être manipulé à loisir selon les besoins de l'économie totalitaire mondiale. Il n'y a plus aucune raison de se servir de la langue si on accepte un tel monde.
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On a pu lire dans le
Monde des débats que le directeur des laboratoires du Louvre estimait qu'il fallait aujourd'hui rendre les oeuvres "lisibles", pour que les enfants puissent les comprendre. C'est un haut responsable du Louvre qui dit ça ! Cela montre bien que l'oeuvre d'art n'est plus essentielle, qu'elle n'est plus au centre, qu'elle n'est plus rien...
On affirme que l'oeuvre est devenue incompréhensible et que c'est la faute de l'oeuvre elle-même. Il faut donc la détruire, la transformer en bande dessinée pour la mettre au "juste niveau". Toute époque a l'art qu'elle mérite. L'art que notre époque mérite, c'est la bande dessinée, c'est Mickey. On va donc détruire les tableaux, les transformer pour qu'ils soient à la portée du "grand public", parce qu'il serait "élitiste" de laisser les tableaux en paix.
C'est dire que toute forme d'art accomplie, toute forme de spiritualité est considérée aujourd'hui comme un outrage ou une provocation pour notre époque. On ne supporte plus de voir un tableau dans son jus, on considère que c'est insupportable. On refuse toute inscription du temps sur l'oeuvre, de la même façon qu'on ne peut plus voir à Paris une façade d'immeuble qui ne soit pas ravalée. Mais la marque du temps sur l'oeuvre fait partie de la vie de l'oeuvre. Si on arrive plus à "lire" une oeuvre, c'est qu'on ne sait plus "lire". L'oeuvre n'a rien à voir... Alors ça rejoint effectivement les questions du sens...
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C'est l'idéologie américaine,
"the real thing". Voilà, on y est. Avec toutes les fadaises, les stupidités, l'infantilisation américaine : être dans la main de l'artiste, être à sa place, voir ce qu'il a vu, etc. Une mélasse obscène, dégoûtante. C'est la guerre ouverte contre le sens. On considère que l'art est un accessoire, un divertissement, c'est tout. Du loisir, et il faut que ce soit le moins emmerdant possible, le plus divertissant, c'est-à-dire détournant le plus possible de soi.
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On a déjà basculé dans l'infra-humain. L'art était par essence l'ordre humain... proposait une articulation de sens. Ce n'était pas un espace de consommation. Si un livre c'est un écran électronique, un "e-book" téléchargeable, à lire sur une autoroute... si ce n'est plus que des romans... cette année 580 romans, l'année prochaine 1200 romans, l'année suivante 3000 romans... Qu'est-ce que ça veut dire ?
Eh bien, c'est une littérature de consommation...
C'est la télé, une autre forme de télé. C'est même assez curieux... si les romans finissent par n'être plus publiés que sur des "livres électroniques" ou diffusés par internet, et bien, on aura réinventé la télé. Mais la télé est plus captivante... Qu'est-ce que ça veut dire alors de lire, franchement, de lire une phrase dans un livre, un mot après l'autre ? Pourquoi cet ordre-là, pourquoi une telle corvée, alors que les images sont bien plus rapides et saisissantes, des
stimuli bien plus efficaces ?
C'est la langue comme moyen de communication du rien sur rien, et non plus de connaissance.