Vous et les livres...

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jules_albert
le côté réactionnaire est pleinement assumé puisque l'e.d.n., dont lorenzo valentin se sent proche, considère que seuls des réactionnaires conséquents seront en mesure de s'opposer au totalitarisme technomarchand actuel.

tu évoques les nouveaux outils que nous aident à progresser... ce genre de progrès semble piégé...

http://www.piecesetmaindoeuvre(...)cle33

Les progrès techniques sont tout sauf neutres ; dans tout développement des forces productives dû à l’innovation technique, il y a toujours des gagnants et des perdants. La technique est instrument et arme parce qu’elle avantage ceux qui savent mieux se servir d’elle et mieux la servir. Un esprit critique héritier de Defoe et de Swift, Samuel Butler, dénonçait le fait dans une utopie satirique : “ ... en cela consiste l’astuce des machines : elles servent pour pouvoir dominer. [...] aujourd’hui même les machines servent seulement à condition qu’on les serve, en imposant leurs conditions. [...] N’est-il pas manifeste que les machines sont en train de gagner du terrain quand nous considérons le nombre croissant de ceux qui y sont assujettis comme esclaves et de ceux qui se consacrent de tout cœur au progrès du règne mécanique ? ” (Erewhon, ou au-delà des montagnes, 1870). La bourgeoisie a utilisé les machines et l’organisation “scientifique” du travail contre le prolétariat. Les contradictions d’un système basé sur l’exploitation du travail, qui d’une part expulsait les travailleurs du processus productif et d’autre part éloignait de la direction du-dit processus les propriétaires des moyens de production, furent dépassées avec la transformation des classes sur lesquelles s’établissaient la bourgeoisie et le prolétariat. La technique a rendu possible un nouveau cadre historique, de nouvelles conditions sociales - celles d’un capitalisme sans capitalistes ni classe ouvrière - qui se présentent comme conditions d’une organisation sociale techniquement nécessaire. Comme l’a dit Lewis Mumford, “ Rien de ce qui est produit par la technique n’est aussi définitif que les nécessités et les intérêts mêmes qu’elle a créés ” (Technique et Civilisation, 1950). La société, une fois qu’elle a accepté la dynamique technologique se retrouve prisonnière de celle-ci. La technique s’est approprié le monde et l’a mis à son service. En elle se révèlent les nouveaux intérêts dominants.

miguel amoros, "où en sommes-nous ?" (texte inclu dans préliminaires).





C’est le plus foudroyant développement technologique de l’Histoire. En dix ans le téléphone portable a colonisé nos vies, avec l’active participation du public, et pour le bénéfice de l’industrie. Ce déferlement signe la victoire du marketing technologique contre les évidences. Non seulement les ravages – écologiques, sanitaires, sociaux, psychologiques – du portable sont niés, mais il n’est pas exclu que sa possession devienne obligatoire pour survivre à Technopolis. À l’échelle planétaire (déchets électroniques, massacres de populations et d’espèces menacées), nationale (surveillance, technification des rapports sociaux, bombardement publicitaire), locale (pollutions, pillage des ressources et des fonds publics) et individuelle (addiction, détérioration de la santé et autisme social), découvrons ce gadget devenu fléau absolu.






sur la corée du nord et la dénonciation du totalitarisme communiste, je te renvoie au début de l'entretien avec lorenzo valentin :

Les avant-gardes du début du XXe siècle qui, à l'époque où Champ Libre les a publiées ou republiées, avaient sans doute conservé toute leur force, leur force d'impact... Dans les années 70, ces textes pouvaient encore apparaître comme "nouveaux", "révolutionnaires", allant contre l'ordre établi. Cela signifiait encore quelque chose. Mais depuis 1989, énormément de choses ont changé. Toutes sortes de références idéologiques ont été perdues, références sur lesquelles Champ Libre s'appuyait : une certaine conception de la liberté, un lien étroit avec les grandes théories révolutionnaires, libertaires, permettant une dénonciation des impostures idéologiques, du stalinisme... Or on ne peut plus se référer aujourd'hui à tout cela de la même façon, parce que tout un système de valeurs, politiques, sociales, morales, s'est effondré. Ceux qui disent aujourd'hui que le communisme a été une imposture criminelle le disent pour des raisons qui, elles, sont totalitaires. L'"idée", pour reprendre le mot qu'utilisaient les anarchistes au XIXe siècle, a été détruite, un certain élan a été brisé parce que, entre-temps, il y a eu l'avènement de l'économie totalitaire, comme seule rationalité possible, et destruction de tout ce qui entravait sa progression. Du coup, tout un système rhétorique dans lequel s'inscrivaient les avant-gardes jusqu'à l'Internationale situationniste a été anéanti ou récupéré. Champ Libre était en révolte contre un état du monde mais aujourd'hui l'aliénation a atteint un tel degré qu'il est très difficile de lutter contre par simple prise de position politique. L'aliénation est à présent au coeur même du langage... C'est l'omniprésence de la publicité, le langage publicitaire permis par les avant-gardes, c'est le langage par "spots" où l'on ne conçoit pas d'autre rapport au monde que par l'intermédiaire de la consommation et du fric. C'est le langage du tout économique et de l'abolition de l'État permis aussi par un certain discours prétendument libertaire, "la privatisation c'est l'accomplissement de l'idéal libertaire", il y en a beaucoup qui le soutiennent puisque le libéralisme c'est "l'abolition de l'État". Et pour reprendre les slogans les plus irresponsables mais aussi les plus connus de Mai 68, "jouir sans entraves" c'est le commerce international et le consumérisme mondial, "l'imagination au pouvoir" c'est l'invention technologique permanente, "il est interdit d'interdire" c'est la bourse, internet, le téléphone portable, etc.

Dans les années 60 et 70, on pouvait encore croire, légitimement, à une théorie de la "libération", parce qu'il y avait encore, par ailleurs, un ordre de valeurs qui subsistait et par rapport auquel on pouvait se situer même si c'était contre. Quand on a détruit toutes ces valeurs afin de mettre en place un unique et gigantesque supermarché/parc de loisir "libéralisé" que se passe-t-il ? J'en reviens alors à ta question... On prend alors conscience que la question de la langue est une question centrale... la question centrale pour qui refuse toutes les horreurs du "progrès".
Sans valeur marchande : https://debord-encore.blogspot(...).html

La peste citoyenne. La classe moyenne et ses angoisses : http://parolesdesjours.free.fr(...)e.pdf
jules_albert

bob drury, tom clavin, sur la terre des sioux

Red Cloud (« Nuage Rouge ») est le seul Indien de toute l'histoire américaine à avoir remporté une campagne militaire et imposé ses conditions à Washington. A l'apogée de son pouvoir, les Sioux contrôlaient un cinquième du territoire des Etats-Unis et comptaient des milliers de combattants dans leurs rangs. L'histoire de sa vie et de son influence était toujours restée dans l'ombre, jusqu à ce que soit retrouvée dans un tiroir de l'université du Nebraska son autobiographie autour de laquelle s'articule tout le travail des auteurs. Voilà enfin racontée sous un angle nouveau l'histoire de la guerre que les Sioux ont menée contre l'envahisseur blanc au XIXe siècle, et la saga de cette incroyable épopée qui s'est déroulée dans les Grandes Plaines de 1840 à 1890.
Né en 1821 dans ce qui est aujourd'hui le Nebraska, Red Cloud est orphelin très jeune et connaît une ascension fulgurante au sein de son peuple ; guerrier accompli tout autant que leader et stratège redoutable, il va permettre aux Sioux de devenir une puissance militaire et politique que le gouvernement ne pourra pas ignorer plus longtemps. Le conflit qu'il mènera et que l'on baptisera « la guerre de Red Cloud » se terminera dans le sang des soldats américains, comme un avertissement adressé à Washington : les Indiens des Plaines se battront jusqu'au bout pour défendre leurs terres et leurs traditions.

Passionnant de bout en bout, servi par un style alerte et vibrant, ce livre dépeint une galerie de personnages saisissants et émouvants qui, tous, ont donné leur vie pour défendre leur peuple, et offre enfin à Red Cloud une reconnaissance méritée.



les bisons de broken heart, ou l'aventure pour recouvrer une vie noble et sauvage par dan o'brien.

Quand Dan O'Brien s'installe dans le ranch de Broken Heart, il réalise son rêve : vivre au pied des terres indiennes de Sitting Bull. Mais, en un siècle, les Grandes Plaines ont été stérilisées par l'agriculture et l'élevage bovin après la destruction des 60 millions de bisons qui en garantissaient l'écosystème (les vaches et les bisons ce n'est pas du tout pareil et c'est un des nombreux mérites de ce livre que de nous enseigner les différences de comportement entre ces deux espèces, l'une saccageant la prairie et n'y survivant qu'à grand peine, l'autre y vivant de rien et favorisant son extension et son écosystème qui lui-même profite à de nombreuses autres espèces comme les oiseaux ou les petits rongeurs.
Toute la richesse naturelle a été dévastée par l'avancée du capitalisme. Pour rétablir l'écosystème originel de ses terres, O'Brien imagine l'impossible : élever des bisons dans leur milieu naturel...

Emprunts risqués, travail de force par tous les temps, dureté de la vie mais bonheur total de vivre libre et d'être maître de son destin. Tout du long de ce livre superbe, à travers les joies et les peines, on touche du doigt la « vraie » vie, celle où il n'est question que de pain gagné à la sueur de son front, de saisons et de rythmes dictés par la nature.
Encore un grand livre de Dan O'Brien dédié au Grand Ouest américain mais au-delà, à la vie et à notre mère à tous, la nature éternelle.
Sans valeur marchande : https://debord-encore.blogspot(...).html

La peste citoyenne. La classe moyenne et ses angoisses : http://parolesdesjours.free.fr(...)e.pdf
ZePot
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jules_albert a écrit :
jusqu à ce que soit retrouvée dans un tiroir de l'université du Nebraska son autobiographie

Autobiographie à la troisième personne d'un mec qui ne savait pas écrire
jules_albert



En ses dernières années, et quasiment à son insu, il aura livré ses souvenirs de jeune guerrier à une époque où la menace blanche n'avait pas encore pénétré les consciences indiennes. C'est de ces mémoires, récemment exhumées et inédites, dont il s'agit ici. Red Cloud nous conte sa propre genèse à travers ses premiers exploits qui l'amèneront au statut de chef emblématique, et qui feront de lui le seul interlocuteur de la nation sioux reconnu par les Américains. Si on connaît en partie de Red Cloud l'homme des compromis avec les Blancs, on découvre ici un personnage téméraire, impitoyable. Le futur général en chef des Sioux contre l'armée américaine tue de sang froid ses ennemis crows, arikaras ou pawnees. Il tuera aussi le chef oglala Bull Bear, ce qui causera en 1841 la scission au sein de la tribu que lui, Red Cloud saura plus tard fédérer sous son nom pour mener sa célèbre guerre dénommée depuis " La Guerre des Sioux de Red Cloud ".

Avant d'être reçu en 1870 à la Maison Blanche par le président Ulysses S. Grant, où il prononça d'éloquents discours qui impressionnèrent, il aura été le seul chef indien à avoir officiellement gagné une guerre contre les Etats-Unis. Ces mémoires, issues de la tradition orale, au style très direct et simple, constituent un document précieux pour ce qui concerne les autobiographies d'Indiens d'Amérique.


en anglais: http://www.amazon.com/Autobiog(...)98500

très beau titre en anglais : "the heart of everything that is"

Sans valeur marchande : https://debord-encore.blogspot(...).html

La peste citoyenne. La classe moyenne et ses angoisses : http://parolesdesjours.free.fr(...)e.pdf
Kandide
jules_albert a écrit :

bob drury, tom clavin, sur la terre des sioux

Red Cloud (« Nuage Rouge ») est le seul Indien de toute l'histoire américaine à avoir remporté une campagne militaire et imposé ses conditions à Washington. A l'apogée de son pouvoir, les Sioux contrôlaient un cinquième du territoire des Etats-Unis et comptaient des milliers de combattants dans leurs rangs. L'histoire de sa vie et de son influence était toujours restée dans l'ombre, jusqu à ce que soit retrouvée dans un tiroir de l'université du Nebraska son autobiographie autour de laquelle s'articule tout le travail des auteurs. Voilà enfin racontée sous un angle nouveau l'histoire de la guerre que les Sioux ont menée contre l'envahisseur blanc au XIXe siècle, et la saga de cette incroyable épopée qui s'est déroulée dans les Grandes Plaines de 1840 à 1890.
Né en 1821 dans ce qui est aujourd'hui le Nebraska, Red Cloud est orphelin très jeune et connaît une ascension fulgurante au sein de son peuple ; guerrier accompli tout autant que leader et stratège redoutable, il va permettre aux Sioux de devenir une puissance militaire et politique que le gouvernement ne pourra pas ignorer plus longtemps. Le conflit qu'il mènera et que l'on baptisera « la guerre de Red Cloud » se terminera dans le sang des soldats américains, comme un avertissement adressé à Washington : les Indiens des Plaines se battront jusqu'au bout pour défendre leurs terres et leurs traditions.

Passionnant de bout en bout, servi par un style alerte et vibrant, ce livre dépeint une galerie de personnages saisissants et émouvants qui, tous, ont donné leur vie pour défendre leur peuple, et offre enfin à Red Cloud une reconnaissance méritée.



les bisons de broken heart, ou l'aventure pour recouvrer une vie noble et sauvage par dan o'brien.

Quand Dan O'Brien s'installe dans le ranch de Broken Heart, il réalise son rêve : vivre au pied des terres indiennes de Sitting Bull. Mais, en un siècle, les Grandes Plaines ont été stérilisées par l'agriculture et l'élevage bovin après la destruction des 60 millions de bisons qui en garantissaient l'écosystème (les vaches et les bisons ce n'est pas du tout pareil et c'est un des nombreux mérites de ce livre que de nous enseigner les différences de comportement entre ces deux espèces, l'une saccageant la prairie et n'y survivant qu'à grand peine, l'autre y vivant de rien et favorisant son extension et son écosystème qui lui-même profite à de nombreuses autres espèces comme les oiseaux ou les petits rongeurs.
Toute la richesse naturelle a été dévastée par l'avancée du capitalisme. Pour rétablir l'écosystème originel de ses terres, O'Brien imagine l'impossible : élever des bisons dans leur milieu naturel...

Emprunts risqués, travail de force par tous les temps, dureté de la vie mais bonheur total de vivre libre et d'être maître de son destin. Tout du long de ce livre superbe, à travers les joies et les peines, on touche du doigt la « vraie » vie, celle où il n'est question que de pain gagné à la sueur de son front, de saisons et de rythmes dictés par la nature.
Encore un grand livre de Dan O'Brien dédié au Grand Ouest américain mais au-delà, à la vie et à notre mère à tous, la nature éternelle.


PEACE & LOVE
jules_albert
un livre vient d'être publié en espagne sur l'évolution de la philosophie et de la pensée critique, filosofía en el tocador ("philosophie dans le boudoir").



en voici un des chapitres :

Généalogie de la pensée molle

Là où l'on n'aime pas l'utopie, la pensée dépérit. - Adorno

1848 marque la fin du cycle des révolutions bourgeoises et de la suprématie de la pensée hégélienne. Les États, pourvus de parlements et de constitutions, s'adaptèrent aux temps nouveaux tout en essayant de maintenir un équilibre entre les intérêts opposés des classes dominantes. La bourgeoisie ne s'occupa plus que d'accumuler des richesses, au détriment même du pouvoir politique. Elle devint conservatrice et donc peu intéressée par l'histoire ou par la connexion entre réalité et philosophie, "son temps compris par des idées", selon Hegel. La praxis philosophique se sépara de la politique et de la science, perdant unité et consistence. De nombreux systèmes optionnels apparurent : néokantisme, phénoménologie, utilitarisme, positivisme, vitalisme, darwinisme, existentialisme, etc.
Selon Günther Anders, la pensée philosophique posthégélienne fut un retour à une nature passive et élargie : l'homme, la morale, l'État, la société furent des concepts déshistoricisés et renaturalisés. Dans ses mutations contradictoires, la nouvelle réflexion philosophique devenait l'expression idéologique multiple de la réaction conservatrice au sein de la bourgeoisie. Malgré la part de vérité de certains de ses postulats qui révélaient les limites de l'idéalisme allemand, il s'agissait de la manifestation, dans le domaine spéculatif, du changement radical d'orientation de la classe bourgeoise.

Le développement du prolétariat apporta un nouveau type de conflit, déplaçant la scène de la révolution dans les ateliers et les fabriques. Le mouvement ouvrier prêta attention aux sciences sociales et naturelles, à l'évolution des espèces et à la santé, à la pédagogie et à la littérature, mais il ne vit pas la nécessité d'une pensée spécifique comme composant réel du processus révolutionnaire. Le prolétariat conscient restait prisonnier d'une conception naturaliste du monde. Une croyance communément admise était que ni le marxisme, ni l'anarchisme n'avait de rapport avec la philosophie et personne n'abordait la necessité d'une philosophie "ouvrière". Bien que l'anarchisme se considérait comme "la conception la plus rationnelle et pratique d'une vie sociale libre et harmonieuse" (Berkman), et le marxisme plutôt comme une théorie scientifique de l'évolution sociale et une sociologie générale critique, pour ce qui est des principes philosophiques, les penseurs les plus éminents des deux camps n'allaient pas au-delà d'un matérialisme vulgaire, naturaliste et scientiste. En ce qui concerne l'anarchisme, la défaite de la Commune et la dissolution de l'Internationale pesèrent sur son évolution, marquant des différences profondes entre la tendance ouvrière, bakouniste d'abord, puis communiste et syndicaliste ensuite, et la tendance individualiste, stirnerienne, qui rejettait le caractère ouvrier internationaliste et défendait la propriété privée. Du côté socialiste démocratique se profilaient aussi deux lignes principales, la réformiste et la révolutionnaire. Les deux se considéraient marxistes, mais pour l'une le marxisme était une théorie neutre de la connaissance des lois qui régissent la société, nécessaire pour développer les forces productives de façon rationnelle, tandis que pour l'autre ce n'était rien de moins que "l'expression théorique du mouvement révolutionnaire de la classe prolétaire" (Korsch). La Première guerre mondiale approfondit encore plus les différences entre les différents camps et, lorsqu'eut lieu la Révolution russe, la première révolution prétendument en accord avec les enseignements marxistes, la relation entre marxisme et philosophie fut mise sur la table.

La querelle philosophique de 1924 vit s'opposer les marxistes révolutionnaires, qui revendiquaient une méthodologie dialectique hégélo-marxiste, contre les marxistes sociaux-démocrates et les "marxiste-léninistes". Ces derniers, prennant appui sur le livre Matérialisme et empiriocriticisme, prétendaient instaurer une philosophie marxiste de parti avec des bases philosophiques bourgeoises semblables à celles proposées par les idéologues sociaux-démocrates. La défaite du prolétariat allemand en octobre et novembre 1923 ainsi que le développement rapide en Russie d'un capitalisme d'État mené d'une main de fer par une bureaucratie usurpatrice parlant au nom de la révolution, résolut la querelle en faveur du léninisme. Ainsi, avant même que la dictature bolchevique ne se transforme en un enfer totalitaire et que la bureaucratie soviétique devienne une classe exploiteuse, le "marxisme" se transforma par la voie léniniste en une espèce de matérialisme bourgeois, binaire et mécaniste, déterministe et positiviste, une idéologie saugrenue au service d'un État totalitaire comme sus futurs homologues italiens et allemands. Pannekoek et la gauche conseilliste néerlandaise et allemande bataillèrent contre cette conversion idéologique, mais Lukács, discipliné et obéissant au "Parti", fit son "autocritique" et renia son Histoire et conscience de classe. Les anarchistes furent aussi des perdants des révolutions russe et allemande et leur principal souci du moment fut de faire connaître leur rôle dans ces révolutions, qui avait été défiguré par les communistes de toutes les tendances. Ils laissèrent de côté la tâche de construire une philosophie qui reprenne leur héritage depuis Proudhon et l'Internationale dans une vision du monde cohérente. Au contraire, le besoin d'exposés simples et systématiques de l'"idée" se fit plus urgent, c'est pourquoi Alexander Berkman rédigea un "ABC" du communisme libertaire (Qu'est-ce que l'anarchisme ?). L'anarchosyndicalisme eut ses meilleures formulations entre 1930 et 1938 suite à la réorganisation du mouvement ouvrier dans la péninsule ibérique (Les syndicats ouvriers et la révolution sociale de Pierre Besnard) et pendant la Révolution espagnole (par exemple dans Théorie et pratique de l'anarchosyndicalisme de Rudolf Rocker). Ensuite, plus rien jusqu'à L'anarchisme. De la doctrine à l'action de Daniel Guérin et L'Increvable anarchisme de Louis Mercier-Vega, au début d'un nouveau cycle révolutionnaire inscrit dans la faillite du modèle fordiste de production. Mercier proposait une rénovation théorique à travers la confrontation de l'analyse anarchiste classique avec les nouvelles conditions de domination et d'exploitation capitalistes. Pour Guérin et d'autres, le dépassement de l'impasse philosophique anarchiste passait par une réconciliation entre Marx et Bakounine, qui pouvait partir de l'unité entre la conception matérialiste de l'histoire et la critique de l'État. En réalité, il passait, entre autres choses, par un retour à Bakounine - par une relecture à fond de son œuvre en tant que théoricien de la liberté et de la révolution. Après la disparition de l'Internationale, les fondements de sa pensée, la dialectique historique et la critique de Rousseau, Comte et Marx - du contrat social, de la science positiviste et de l'étatisme - furent dédaignés et ignorés. Cette déconsidération avait poussé la pensée anarchiste, selon le sens du vent, soit vers l'idéologie scientiste ou l'individualisme doctrinal, soit vers l'aventure ou le circonstancialisme.

Après la Première guerre mondiale, la crise sociale avait stimulé la capacité de penser aussi bien de la bourgeoisie occidentale que de la bureaucratie stalinienne, chose qui se manifestait de deux manières : deux idéalismes, un subjectif et un autre objectif. La bourgeoisie, de plus en plus tentée par des sauveurs providentiels, dictatures et aventures nazies, avait perdu tout l'optimisme libéral et démocratique du début. Elle ne contemplait pas le monde comme étant sien mais comme quelque chose d'extérieur et neutre face auquel l'individu se constituait comme "être", sans intérêt pour la politique, la morale ou l'action sociale. La fugacité de l'expérience vitale de cet être empêchait la possibilité de transcender le temps historique. La catégorie de l'action - la praxis - fut abandonnée définitivement par la philosophie révisionniste de l'entre-deux-guerres, soit pour s'enfermer dans une position pessimiste et défaitiste, soit pour applaudir inconditionnellement le pouvoir établi. Heidegger fut le philosophe le plus représentatif de cette époque. Le prolétariat ne bougeait guère. Quant à la bureaucratie soviétique, elle conservait l'optimisme d'une classe ascendante bien qu'elle était aussi incapable que sa concurrente et alliée - la bourgeoisie décadente - de connaître la réalité au-delà de ses intérêts de classe. Elle se considérait l'interprète exclusif de l'intérêt des classes opprimées et, par conséquent, dirigeante de la révolution et timonier de l'histoire. La philosophie stalinienne non seulement ne se contentait pas d'occulter la vérité - l'essence des choses exprimée en idées - mais elle produisait ses rituels, ses héros et ses mythes propres, appuyés par un jargon scientifique et deterministe. Dans ce contexte, elle ne se distinguait pas de la religion. Le Parti, le Politburo, l'État, le Leader suprême, la Science, la Révolution, le Socialisme... tout un cortège de figures gonflées et vides - éléments d'un spectacle concentré comme dirait Debord - destinées à consolider son pouvoir avec des prétentions d'objectivité et d'universalité. L'attaque contre la Raison s'effectuait sur deux fronts et de deux façons distinctes : depuis l'irrationalité subjective, en dissolvant les concepts d'aliénation, de sujet, de classe, de vérité, d'idéologie, d'histoire, de mémoire, d'humanité, etc. dans ceux de l'être, de volonté, d'élan vital, d'existence, de nature, de race, de patrie et autres; et depuis l'irrationalité objective, avec un hypermarxisme jargonnant et manichéen. L'idée de liberté était ainsi radicalement transformée n'ayant plus rien en commun avec l'autodetermination sans frein de la communauté, mais plutôt avec un être-là de l'individu à l'intérieur d'un chaos amoral et asocial se laissant mener avec indifférence, ou même obéissant aveuglément à ceux qui s'autoproclamaient représentants du destin et agents de la nécessité historique.

Toutefois, la pensée rationnelle ne recula pas face aux assauts existentiels, pragmatistes, nazis ou marxo-staliniens de la déraison, ni face aux propres contradictions du rationnalisme. L'idolâtrie envers la science et le progrès furent questionnés en tant qu'idéologie bourgeoise, leur caractère instrumental fut dénoncé tandis que l'art et la littérature d'avant-garde s'en remettaient à l'obscur, à l'infantilité, au primitif, au crépusculaire, comme contre-point à la banalité et au mesurable. Finalement, face aux attaques que Nietzsche porta aux valeurs bourgeoises, la critique de la Raison au nom de la Raison n'aboutit pas à une nouvelle métaphysique de l'existence nue située "au-delà du bien et du mal", ni ne dériva vers l'esthéticisme. Cependant, le triomphe des puissances capitalistes et du totalitarisme soviétique lui ôta des possibilités d'expansion et de diffusion, restant confinée aux cercles intellectuels, maisons d'édition marginales, facultés de province et des projets avec plus ou moins de succès comme l'Institut de Recherche sociale (les auteurs de l'École de Francfort et ceux liés à elle), le Collège de sociologie (Bataille), les revues Politics (Dwight Macdonald) et le Contrat social (Souvarine, Papaïoannou), la Regional Planning Association of America (Mumford), etc. Protégée par la faible répercussion initiale de leurs travaux, séparée de milieux sociaux et éloignée des conflits politiques quotidiens, sans relation dialectique avec la totalité du processus social et par conséquent sans emploi, l'importance de la critique sociale théorique prit un nouvel élan avec l'irruption d'un nouveau cycle révolutionnaire dans les pays capitalistes développés au cours des années 1960. Elle servait de pont entre deux époques ; les protagonistes des révoltes et les nouveaux contestataires auraient à l'assimiler et à la mettre en pratique. La route était semée d'embuches, non seulement de la part des forces répressives policières, mais aussi de la part des gardiens staliniens qui sous diverses apparences, tiers-mondistes principalement, séduisirent une bonne partie de la jeunesse révoltée de l'époque. Mais la critique sociale avançait et accompagnait le mouvement réel. La révolte de Mai 68 en France fut le point culminant du "second assaut prolétarien contre la société de classe", ainsi qu'il serait défini par l'Internationale situationniste, le seul collectif qui capta le potentiel révolutionnaire de cette époque et qui signala les points où appliquer le levier de la révolte. La critique situationniste constitua une synthèse extraordinaire de raison et d'imagination. Même si elle n'assimilait pas la totalité de la pensée critique formulée antérieurement et tombait parfois dans l'historicisme et le progressisme, elle fut la plus cohérente et la plus innovatrice, formulant des exigences radicales qui, étant donné la profondeur de la crise, pouvaient être posées à grande échelle. Mais elle ne trouva son prolétariat que brièvement car la recherche de la conscience théorique de la part de la classe ouvrière des années 60 ne dura que peu de temps et la création de conseils ouvriers ne se produisit nulle part. L'I.S. donna le coup de grâce au stalinisme et posa les bases d'une critique radicale véritablement subversive où le désir allait de la main de la connaissance rationnelle. Mais ses victoires profitèrent aux nouvelles générations amorphes et soumises, rétives à quitter le refuge capitaliste pour appuyer des projets révolutionnaires, piliers d'une classe triomphante qui sut phagocyter et intégrer les contributions situationnistes.

Le Pouvoir veut être contemplé comme une chose naturelle, comme s'il avait toujours été là, c'est pourquoi il déteste l'Histoire, l'histoire de la lutte des opprimés, car celle-ci lui rappelle son origine récente, sa condition d'usurpateur et la durée éphémère de son existence. Une fois obtenue la victoire sur le prolétariat autonome, son objectif stratégique fut l'erradication de l'idée même d'autonomie, ceci en procédant à un désarmement théorique qui mette l'histoire hors la loi. Avec la dévalorisation de la connaissance historique objective, le but était d'effacer de l'imaginaire social tout ce que la pensée révolutionnaire avait rendu conscient et qui pour le bien de la domination devait tomber dans l'oubli, après une dernière mystification. Pour une tâche d'une telle envergure, le vieux marxisme positiviste n'était pas efficace, pas plus que le structuralisme. La pensée académique pseudo-radicale devint alors l'instrument idéal pour pousser l'histoire dans la clandestinité et rétablir l'ordre dans le terrain des idées grâce à la récupération de fragments critiques convenablement désactivés, falsification facilitée par l'état de dégradation intellectuelle qui règne dans les milieux universitaires. Ainsi, les penseurs de la classe dirigeant se protégeaient de la subversion en menant les évènements hors de l'histoire, en les intégrant dans leur vision du monde en tant que métarécits, c'est-à-dire, comme des catégories littéraires atemporelles. Le fait historique, chargé d'expérience humaine, était désormais considéré comme une exception dénuée de sens précis, une interruption condamnable de la norme, une fissure réparable dans les structures immuables. La phobie bien compréhensible de la domination envers les révolutions amenait ses penseurs à qualifier de mythes trompeurs toutes les idées qui poussaient les individus vers la réalisation collective dans l'histoire de sa propre liberté, de sorte qu'ils ne leur restait plus qu'à se soumettre face à l'oppression et à s'évader dans leur petit monde privé.

Les vedettes de la récupération acquirent une notoriété impensable peu d'années auparavant, car un des aspects les plus significatifs de la destruction de l'histoire fut la facilité avec laquelle se fabriquent des réputations quand la mystification maligne a les mains libres. Ainsi donc, les penseurs-fonctionnaires campèrent un temps entre les décombres théoriques des luttes antérieures - rendus inoffensifs par le reflux du mouvement -, suffisamment pour que la soumission progresse et que les illusions révolutionnaires cessent d'être nécessaires. Avec un prolétariat se vautrant dans la misère modernisée, les idées n'étaient plus dangereuses : n'importe quel professeur médiocre pouvait remettre en question l'orthodoxie antérieure et proposer une alternative fictive et bâclée. Le truc consistait à être extrêmement critique sur les détails et s'abstenir de conclure. L'excuse était de dire que tout était trop "complexe" pour en venir à accepter des solutions simples comme l'abolition de l'État et des classes. La psychanalyse pouvait servir d'alibi à la radicalité en papier. Par exemple, pour un comique comme Guattari, il ne fallait pas chercher la lutte des classes dans les lieux habituels du combat social, dans les antagonismes générés par l'exploitation, mais plutôt "dans la peau des exploités", dans la famille, chez le médecin, dans le groupuscule, dans le couple, dans le "moi", etc., c'est-à-dire, partout où le capital et l'État n'étaient pas trop remis en cause. Toutes ces théories sonnaient très radicales, même très anarchistes, mais on pouvait passer sa vie à regarder son sexe ou son intériorité, se culpabiliser et chercher la lutte des classes sans être certain de la trouver. Une pensée soumise qui gardait l'apparence de la subversion était la plus indiquée pour un pouvoir qui s'appuyait sur des classes moyennes salariées et sur un prolétariat qui reculait dans le désordre, tous encore commotionnés par les secousses du passé, rêvant de révolutions qu'en réalité ils ne désiraient pas, en tout cas, incapables de réaliser même s'ils le voulaient. Consommateurs d'idéologie, ils voulaient en même temps le prestige de la révolte et la tranquilité de l'ordre. Néanmoins, la phase "révolutionnaire" de l'idéologie dominante cessa aussitôt que partit en fumée la perspective d'une guerre des classes en Occident. En peu de temps, la plongée dans la vie privée, la prépondérance des intérêts particuliers et la satisfaction immédiate de faux besoins produisirent une telle inconscience générale et un tel degré d'ignorance que la voie pour la pensée molle était définitivement ouverte. La rupture entre la vie sociale et publique permettait que l'abondance de marchandises comble les désirs manipulés des masses et que son esprit se contente d'ersatz de plus en plus simples. En 1979, année qui vit l'apparition de l'adjectif "postmoderne" dans son acception actuelle, le concept de révolution pouvait être facilement démoli : le prolétariat endormi, l'histoire pouvait être redéfinie comme "narration" ou "récit", c'est-à-dire, comme berceuse, un genre littéraire mineur dans lequel la révolution était réduite à un simple "évènement" digne d'une fable. La révolution n'était pas vraiment un objet du désir. La bande des "néo-philosophes" - d'anciens maoïstes pour la plupart - condamnaient la révolution et l'universalité en tant qu'antichambre du totalitarisme. Ils affirmaient que "l'histoire n'existe pas" ou que "l'individu n'existe pas" avec le même naturel que les négationnistes niant l'évidence des chambres à gaz et des crématoires nazis. La classe intellectuelle dépendante était enfin en mesure d'affronter idéalement la subversion presque éteinte. La société retournait à l'ordre, on inaugurait un marché d'idées inutiles pour les masses analphabétisées et les néo-penseurs étaient à la mode, cessant la dissimulation pour proclamer ouvertement dans les médias leurs objectifs de liquidation. Fin de l'utopie : nombreux furent ceux qui abominèrent Mai 68 comme révolution mais l'applaudirent comme modernisation. Les idées à la mode se montrèrent comme ce qu'elles étaient, des idées de la domination. La classe dominante qui surgit transformée après la décomposition du mouvement ouvrier et de la restructuration du capitalisme trouvait enfin une pensée qui lui correspondait, une philosophie qui reflétait à la perfection son caractère et la nouvelle condition de sa domination, la condition postmoderne. Dans les départements bien rémunérés de l'enseignement, pourvus d'un arsenal de catégories ambigües et brumeuses exprimées dans un argot confus autoréférentiel, les récupérateurs post-structuralistes et autres sémiologues travaillent à leur "thématisation".

Sans doute, la pensée réactionnaire postmoderne s'est construite à partir d'interprétations unilatérales principalement de Nietzsche, bien qu'elle puisa aussi chez Heidegger, Kant, Husserl, Lacan, Lévi-Strauss et Freud dans la mesure où ils étaient utiles à la destruction de la Raison et de l'Histoire. La philosophie rationnaliste avait créé des valeurs universelles, postulant une progressive prise de conscience qui à son stade final rendait l'humanité capable de s'autogouverner librement. La catégorie d'universalité mettait fin aux différences de naissance, de destin, de sexe, de richesse, de classe, de nation... Sa réalisation était un processus conflictuel : de là l'importance accordée à l'histoire en tant qu'histoire des luttes de libération. Dans ses formulations les plus radicales, les révolutions constituaient de violentes sorties d'urgence. Nietzsche questionna la réalité de ce processus émancipateur, niant le telos ou la finalité de l'histoire et soulevant la question de la dimension inconsciente et obscure - dyonisiaque - des sociétés humaines. Il voulut démontrer que les fondements de la raison n'étaient pas rationnels et que l'histoire n'évoluait pas selon des plans déterminés. L'astuce de la raison qui déduisait des fins générales à partir de passions particulières était donc une illusion hégélienne. De plus, la raison en s'appropriant de la "Vie", la détruisait, donc pour le bien de cette dernière il fallait se débarasser de la première. Telle serait, à grands traits, la tâche qui inspirerait les premiers artisans de la philosophie molle de la postmodernité, Foucault et Deleuze, leurs procédés généalogiques et modèles rhizomatiques. Nous ne pouvons nier l'énigme théorique surgie de la matérialisation cruelle de l'idée de Progrès, de l'expérience totalitaire et du triomphe du capitalisme qu'Adorno, Benjamin, Bataille et d'autres, chacun à leur façon, tentèrent de résoudre sans besoin de renoncer à la Raison, ni de faire des concessions à l'irrationalisme. Mais les critiques raisonnées de la raison et leur sens historique étaient condamnées à languir dans des cercles éclairés, à moins qu'un sujet agent prenne en charge ses résultats et les mettent en pratique. Malheureusement, ce sujet, la classe ouvrière révolutionnaire, avait cessé d'exister dans les années 1980. La grande réussite du capitalisme fut précisément celle-là : la dissolution des liens qui unissaient les individus à leurs semblables, à leur voisinage et à leur classe grâce à la privatisation absolue de la vie, c'est-à-dire, grâce à la désintégration du tissu social par la colonisation techno-économique de la vie quotidienne. D'un point de vue conservateur, l'histoire n'était pas le théâtre où se recréait l'humanité consciente pour s'autolibérer. Dans la pratique, pour un défenseur de ce qui existe, l'histoire s'immolait dans un présent éternel où personne n'était ni devenait, mais se contentait simplement d'exister. Par conséquent, la destruction théorique du sujet de la conscience fut un des premiers objectifs de la pensée soumise. Il fallait compléter la victoire capitaliste dans le champ des idées, mais non au moyen de l'outil de falsification habituel, le marxisme universitaire, mais en innovant dans l'art de dissoudre la vérité dans le mensonge et la réalité dans le spectacle. Les conditions mentales du capitalisme tardif - déconnexion avec le passé, absence de mémoire, dévalorisation de l'expérience, anomie, pseudo-identité - favorisaient l'opération lui donnant en plus les airs prestigieux de la rupture.

En supprimant la catégorie de totalité, le commentaire apologétique détruit la vérité et la transforme en doxa, opinion, interprétation, boucle. Pour un apologiste, les systèmes philosophique ne sont rien d'autre. Les jalons de la pensée n'étaient plus considérés comme des moments du développement de la vérité, mais comme un tas de ruines, plus ou moins exploitables. Un travail de récupération plus proche de celui d'un archéologue avec sa "boîte à outil" que d'un historien de la philosophie compilant informations et données. N'importe quel enoncé peut être questionné (et "déconstruit") afin d'en démontrer l'inanité à la carte. Pour Derrida, les catégories de classe, communauté, liberté, relation sociale, antagonisme, révolution, etc., sont de simples fantasmagories du langage, et par conséquent, de pures conventions : "logocentrisme". Elles ne sont pas réelles; la réalité étant ce qui reste à la fin de la déconstruction, c'est-à-dire, pratiquement rien. Ce sont de simples expressions de langage. L'objectivité se perd, l'essence se dilue et le contenu se vide : le vrai ne se distingue pas du faux, ni le concret de l'abstrait. Politiquement, le relativisme d'un tel délire d'interprétation conduit à se soumettre à l'ordre établi, laissant aux experts le contrôle des conditions d'existence de la majorité : si rien n'est vrai, n'importe quelle forme d'adhésion est permise. Voilà donc un nihilisme de bric et de broc dont les aspects les plus tapageusement négateurs pénètrent dans toutes les idéologies, du marxisme à l'anarchisme, du nationalisme au fascisme, s'hybridant dans une certaine mesure avec elles. Dans les œuvres les plus représentatives de la conscience servile, le Pouvoir n'apparaît pas à une extrémité de la hiérarchie sociale comme un produit de relations déséquilibrées par le capital et l'État, mais comme la substance qui imprègne la vie depuis la strate sociale la plus élevée à la plus basse. Le Pouvoir, comme Dieu et la libido, est partout, mais tout particulièrement dans les assemblées de travailleurs, dans la vie quotidienne, au lit, dans l'âme individuelle et dans les racines de cette fameuse vérité, qui pour peu qu'elle parvienne à voir le jour se verra qualifiée de conventionnelle et totalitaire. Il n'est guère surprenant qu'un futé comme Foucault ait trouvé son bio-idéal successivement dans l'Iran de Khomeini et dans les États-Unis de Ronald Reagan. D'autres, comme Guattari-la-machine, revendiquaient la révolte de Mai comme si en réalité ils n'étaient pas restés tranquillement chez eux pendant les journées des barricades. La plupart, comme Derrida, se déclaraient vaguement "de gauche" face à un public académique politiquement correct, tout en se distanciant beaucoup plus de Mai 68 que du stalinisme et de l'antisémitisme de leurs maîtres.

Les postmodernes de deuxième zone comme Baudrillard - encore un renégat maoïste - allèrent jusqu'à affirmer que la réalité n'existait pas, que c'était un simulacre. Plusieurs la qualifiait de "discours"; d'autres, de "chaos". Curieuse façon d'"interpréter" Debord. Cependant, le concept de spectacle, dérivé de celui d'aliénation, faisait référence à des réalités très palpables comme la relation entre les personnes médiatisée par des images, forme ultime du fétichisme de la marchandise. Contrairement à ce qu'affirmait Lipovetsky - renégat de Socialisme ou Barbarie - l'aliénation n'était pas sympa. Le vide n'était pas une option librement choisie. Les individus étaient aliénés en tant que spectateurs passifs d'une représentation d'eux-mêmes faite par d'autres, les agents de la domination. Ainsi donc, toute leur activité, qu'elle soit productive, pensante ou ludique n'était pas proprement à eux car elle était conçue et determinée par des règles établies au bénéfice économique exclusif de la classe dominante. Néanmoins, l'aliénation n'était pas une fatalité mais un phénomène historique, qui de la même façon qu'il avait commencé pouvait se terminer. À chacun de s'en délecter comme un crétin ou d'y mettre fin brusquement. Il n'est pas étonnant que pour les postmodernes - aliénés satisfaits - l'aliénation ait été le principal concept à supprimer après ceux de révolution et d'histoire. Sans lui, le rejet frontal au régime dominant perdait sa justification. Si la réalité était quelque chose de plus que le spectacle, la copie n'était pas aussi légitime que l'original. La vérité définissait a contrario la fausseté.

Au fur et à mesure que le capitalisme prolétarisait le monde avec l'aide inestimable de la technologie, les conditions industrielles d'existence se généralisaient et la mentalité postmoderne s'étendait. Les réfléxions de la postmodernité étaient les plus indiquées pour le confort intellectuel des strates moyennes en phase de croissance économique. Nous faisons référence aux classes moyennes salariées, avec des études et hyperconnectées. Les caractéristiques les plus communes de la vie quotidienne sous le régime turbocapitaliste se rencontraient pleinement chez cette classe : narcissisme, vide existentiel, frivolité, consumérisme, manque d'engagement solide, peur, solitude, problèmes émotionnels et relationnels, suivisme, culte du succès, "réalisme" politique, etc., toutes choses qui en faisaient le public idéal de la postmodernité. L'"idéologie française" - comme l'appelait Castoriadis -, malgré son obscurité et sa vacuité, ou précisément à cause d'elles, s'adaptait à merveille à la nature triviale de ces secteurs de la population qui est la base sociale de la domination. Mais la fonction de la spéculation postmoderne ne finit pas là : tous les mouvements anti-capitalistes réels la trouveraient sur leur route en compagnie du citoyennisme et du progressisme, difficultant ainsi l'avènement d'une pratique véritablement antagoniste et d'une véritable pensée critique antiproductiviste. La critique de la postmodernité occupe la place qui correspondait naguère à la critique de la religion marxiste-léniniste, à un moment où la société technologique de masse occupe celle de l'ancienne société de classes.

"Le monde n'a jamais été si méprisable, il n'a jamais été moins critiqué. Toute distance critique est si bien éliminée par le spectacle présent qu'il n'est rien d'insoutenable qui ne puisse s'y soutenir." (Encyclopédie des Nuisances, nº 7). La première grande difficulté de la critique radicale est de trouver un sujet capable de rétablir ladite distance, c'est-à-dire, capable de penser, car les communautés de combat nées des conflits ne sont presque jamais assez fortes et stables. Elles ne sont guère enclines au débat avec une volonté de conclure. La présence des classes moyennes les transforme en "communautés de carnaval" ou "communautés garde-robes", selon l'expression de Zygmunt Bauman, c'est-à-dire, des masses réunies dans des spectacles sans intérêts communs mais partageant une illusion de courte durée, une identité momentanée, qui sert à canaliser la tension accumulée lors des journées routinières. Dans ce type de pseudo-communauté, dès la fin des protestations festivalières, tout reste en l'état. L'effet le plus néfaste des spectacles contestataires des derniers temps est qu'en dispersant l'énergie des conflits sociaux véritables en des salves cérémonielles, ils avortent les véritables communautés combattantes. L'invasion par l'affectivité insatisfaite annule toute tentative de communication rationnelle, c'est pourquoi les assemblées évitent les débats définitifs et lâchent leurs émotions, attirant une pléthore de personnages névrotiques et caractériels. Il est évident que si les crises ne sont pas suffisamment profondes pour générer des antagonismes irréconciliable et menacer sérieusement la survie d'une des parties, la peste émotionnelle désactivera toujours les conflits réels et les fragments postmodernes contamineront toute réflexion bien intentionnée. La tâche immédiate de la critique consistera alors à dénoncer les mécanismes psycho-politiques de contention et la mentalité bourgeoise conformiste où elle est ancrée. Mais la réflexion ne chemine pas séparée de la passion : le désir de raison part de la raison du désir. Kafka, Anders, Marcuse, Reich, Sade et les surréalistes peuvent être d'un grand secours. Cependant, la tâche de plus grande portée est celle d'affronter la crise de l'idée de Progrès, de l'idée d'Histoire et de la Raison même - la crise de la société capitaliste - en évitant de retomber dans l'irrationnalité, dans la fuite esthétisante ou ruralisante, dans un antihumanisme naturaliste et sociophobe... Il est nécessaire d'expliquer les symptômes de la crise sociale historique sans jamais abdiquer la Raison qui est, comme le dit Horkheimer, "la catégorie fondamentale de la pensée philosophique, la seule capable de l'unir au destin de l'humanité". En définitive, il faut continuer l'utopie qui n'est rien d'autre qu'une raison sui generis, une raison imaginative.

La suppression radicale de la raison et de la mémoire à laquelle travaillent les postmodernes obéit à un impératif de l'État contemporain, de même que le remplacement du désir et de la volonté par le caprice et l'engagement frivole. La domination veut cacher sa nature et son histoire, comme si elle avait toujours été raisonnable et plaisante, même si l'irrationnalité et la répression lui sont inhérentes. Néanmoins, un État de ce genre-là, tellement contraire à la raison, à la mémoire et à la vie, "et dans la gestion duquel s'installe durablement un grand déficit de connaissances historiques, ne peut plus être conduit stratégiquement" (Debord). Il est par conséquent condamné à l'aberration et à l'effondrement.

Miguel Amorós

extrait de filosofía en el tocador, argelaga, 2016.
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toujours pas d'images ?
jules_albert
entre rambo et thoreau:



doug peacock, mes années grizzlis

Revenu brisé de la guerre du Vietnam, Doug Peacock a trouvé à se reconstruire en passant vingt années de sa vie dans les montagnes de l'Ouest américain, sur les traces d'un formidable prédateur : le grizzly. C'est le témoignage d'un homme parti seul à la rencontre de l'Amérique sauvage.
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La peste citoyenne. La classe moyenne et ses angoisses : http://parolesdesjours.free.fr(...)e.pdf
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Cool, ca pourrai me plaire.

entendu sur BFM biz que "Avant la route" (titre original :The Town and the City) 1er roman de kérouac était réédité.

Je ne connaissais pas le livre, le journaliste l'a décrit comme ayant été écrit avec un style maitrisé.
"sur la route" ne serai pas arrivé de nulle part.
jules_albert
compte rendu du dernier livre de baudouin de bodinat :

http://poezibao.typepad.com/po(...).html

Écartons d’emblée les étiquettes plus ou moins glorieuses ou infâmantes qu’il serait trop tentant d’accoler à cette écriture et son idéologie supposée : antimoderne, technophobe, post-situationniste, catastrophiste, anti-industrialiste, etc. Une fois évacués ces mots creux et réducteurs s’ils ne sont qu’une mise en boîte journalistique appliquée à toute pensée critique de notre « modernité tardive », que reste-t-il ? Un chant. Un chant éminemment paradoxal puisqu’il est un chant de ruines, sans jeu de mot. Un grand chant de la déploration. Et pourquoi pas, après tout.

La déploration, quand elle est maniée avec autant de brio que sous la plume d’un Bodinat, a ceci de paradoxal qu’elle chante ce qui n’a plus lieu parmi les signes manifestes de sa disparition. Que ce qu’elle exalte, elle l’exalte en creux au sein même de ce dont elle se désole. Par son refus catégorique du sort qui nous est fait, des conditions inhumaines qui nous sont imposées, elle magnifie l’intelligence et la rage d’exister malgré tout, malgré cela où nous sommes plongés à notre corps défendant et qui vise justement à annihiler celles-ci.



baudouin de bodinat, au fond de la couche gazeuse
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Zorzi
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jules_albert a écrit :

baudouin de bodinat, au fond de la coche gazeuse

Une lettre vous manque et hop ! un titre de porno furieux !
Salem de Stephen King.

Très long (et c'est pas fini).
jim204
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je commence "frontières" d'olivier weber
a suivre
jules_albert
jim204 a écrit :
Cool, ca pourrai me plaire.

entendu sur BFM biz que "Avant la route" (titre original :The Town and the City) 1er roman de kérouac était réédité.

Je ne connaissais pas le livre, le journaliste l'a décrit comme ayant été écrit avec un style maitrisé.
"sur la route" ne serai pas arrivé de nulle part.

un roman posthume qui a pour cadre la côte ouest à l'époque de la beat generation vient d'être publié : "un dernier verre au bar sans nom" de don carpenter.
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Zorzi
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Après de bien beaux livres mettant à l'honneur la langue française – Isabelle d'André Gide, Le Désert de l'amour de François Mauriac et Un balcon en forêt de Julien Gracq, trois délices de bien belle littérature –, je ne décroche pas d'un recueil de trois courts romans de l'Américain Jim Harrison, hélas disparu il y a peu, sous le titre de Légendes d'automne. C'est le genre de livre qu'on quitte à regret même quand nos yeux pleurent de fatigue.
Zorzi a écrit :
je ne décroche pas d'un recueil de trois courts romans de l'Américain Jim Harrison, hélas disparu il y a peu, sous le titre de Légendes d'automne. C'est le genre de livre qu'on quitte à regret même quand nos yeux pleurent de fatigue.


Vous conseilleriez quoi de Jim Harrison ?
Je suis intéressé par Wolf, c'est intriguant la description que j'en ai lu colle pas vraiment au film avec Nicholson (dans mes souvenirs).

En ce moment sur backstage...