jules_albert a écrit :
très belle méditation sur l'art du roman par kundera parue en 2005 :
milan kundera,
le rideau
Don Quichotte explique à Sancho qu'Homère et Virgile ne décrivaient pas les personnages "tels qu'ils étaient, mais tels qu'ils devaient être pour servir d'exemples de vertu aux générations à venir". Or Don Quichotte lui-même est tout sauf un exemple à suivre. Les personnages romanesques ne demandent pas qu'on les admire pour leurs vertus.
Ils demandent qu'on les comprenne, et c'est quelque chose de tout à fait différent. Les héros d'épopée vainquent ou, s'ils sont vaincus, gardent jusqu'au dernier souffle leur grandeur. Don Quichotte est vaincu. Et sans aucune grandeur. Car, d'emblée, tout est clair : la vie humaine en tant que telle est une défaite. La seule chose qui nous reste face à cette inéluctable défaite qu'on appelle la vie est d'essayer de la comprendre. C'est là la
raison d'être de l'art du roman. [...]
Il y eut de longues époques où l’art ne cherchait pas le nouveau mais était fier de rendre belle la répétition, de renforcer la tradition et d’assurer la stabilité d’une vie collective ; la musique et la danse n’existaient alors que dans le cadre des rites sociaux, des messes, des fêtes. Puis, un jour, au XIIe siècle, un musicien d’église à Paris eut l’idée d’ajouter à la mélodie du chant grégorien, inchangé depuis des siècles, une voix en contrepoint. La mélodie fondamentale restait toujours la même, immémoriale, mais la voix en contrepoint était une nouveauté donnant accès à d’autres nouveautés, au contrepoint à trois, à quatre, à six voix, à des formes polyphoniques de plus en plus complexes et inattendues. Puisqu’ils n’imitaient plus ce qui s’était fait auparavant, les compositeurs perdirent l’anonymat et leurs noms s’allumèrent telles des lampes jalonnant un parcours vers des lointains. Ayant pris son envol, la musique devint, pour plusieurs siècles,
histoire de la musique.
Tous les arts européens, chacun à son heure, s’envolèrent ainsi, transformés en leur propre histoire. Ce fut cela, le grand miracle de l’Europe : non pas son art, mais son art changé en histoire.
Hélas, les miracles sont de courte durée. Qui s’envole, un jour atterrira. Saisi d’angoisse, j’imagine un jour où l’art cessera de chercher le jamais-dit et se remettra, docile, au service de la vie collective qui exigera de lui qu’il rende belle la répétition et aide l’individu à se confondre, en paix et dans la joie, avec l’uniformité de l’être. Car l’histoire de l’art est périssable. Le babillage de l’art est éternel.