jules_albert a écrit :
un peu dans la lignée du "piéton de paris" de l.-p. fargue ou "le vin des rues" de robert giraud (déjà évoqué ici), j'ai lu "la légende des cafés" de georges haldas, précieux petit livre, illustré de dessins et d'anciennes photographies du vieux genève, dont le texte évoque ces lieux de rencontre et de rêverie qu'ont été autrefois les cafés :
"qu'on me permette de rapporter ce que j'ai vu, éprouvé, pensé parfois dans maints établissements de cette ville. et comment, liées à ma vie, donc à ma ville, au temps qui passe, les heures que j'ai vécues dans les cafés se sont insensiblement muées, pour moi, en substance humaine et en éternité."
édité par l'âge d'homme de vladimir dimitrijevic, éditeur exemplaire, décédé récemment, dont le catalogue est une ode aux littératures slaves. c'est sa fille, charmante, que j'ai connu à lausanne lorsqu'elle était libraire et moi adolescent, qui est aujourd'hui à la tête de la maison.
en voilà un extrait :
J'en reviens au Buffet de la Gare, dont les portes s'ouvraient comme un Sésame par les soins d'un colosse chauve aux yeux porcins; aux bras de singe. Laissant passer les rescapés de la nuit que nous étions. Les uns, mornes; les autres, vociférant, le visage couperosé par la veille et les lampées. Cols dégrafés, sales; vestes fripées; fronts bas; regards hargneux. Mais d'une hargne particulière, à fond d'abrutissement, de désespoir; de honte aussi de s'être laissé, une fois de plus, piéger par ces puissances, en nous, de destruction contre lesquelles, passé un certain stade, ni la volonté, ni la raison ne prévalent. Et quand on se tue ainsi soi-même, le sursaut ultime, et logique, c'est de tuer les autres. Ici, je le sentais avec force, ces matins-là, on trempait tous, à des degrés divers, dans l'état de meurtre. Dont témoignaient ces chairs livides ou rougeoyantes autour de moi; ces yeux hagards; ces poignets enflés; et, sur la tête de chacun, quelque chose comme une auréole sulfureuse. À moins qu'à l'instar de ce type à casquette, au bout de la table, toute énergie vous ayant abandonné, on se plonge, la tête entre les mains, dans un sommeil de pierre ponce. D'où surgit, de temps à autre, quelque parole incohérente, injurieuse ou ridiculement prophétique. Tandis que le premier rayon de soleil, tombant dans cette cour des miracles dérisoire, fait paraître plus ravagés encore les visages; plus pesantes les paupières; plus nerveux les hoquets provoqués par l'alcool. À travers lesquels c'est notre vie elle-même, secouée dans ses assises, qui semble remonter. Vomir, alors, c'est se vomir soi-même. Et tout ce que, en soi, l'on hait.