Perfect Tömmy a écrit :
En cela, Céline est un très grand écrivain d'un côté, et un antisémite délirant, l'un n'empêchant pas l'autre.
Ce qui est intéressant c'est que précisément l'antisémitisme de Céline n'était pas délirant (du moins pas au sens où on le suppose). Céline dans ses pamphlets, à partir de 1937, suivait point par point les directives nazies, on y trouvait la terminologie du racisme nazi et les mêmes cibles. Dès 1937, H.-E. Kaminski dans son
Céline en chemise brune l'avait noté. Il n'y a pas de hasards chez Céline, le soi-disant délire est soigneusement contrôlé dans un but bien précis de propagande... Il s'agit comme toujours de détourner la critique sociale et la menace révolutionnaire qui l'accompagne, d'en concentrer les feux et de les faire converger vers la communauté juive proclamée responsable de toutes les souffrances de l'époque.
En 1997, Michel Bounan a exposé dans
L'Art de Céline et son temps (éd. Allia) les points suivants :
1. l'engagement de Céline, dès 1928, en faveur de
l'intérêt patronal opposé à l'intérêt populaire, engagement qui explique amplement ses choix politiques ultérieurs. Dans une revue médicale, Céline vante les méthodes de l'industriel Henry Ford qui consistent à embaucher de préférence "les ouvriers tarés physiquement et mentalement" que Céline appelle aussi "les déchus de l'existence". Cette sorte d'ouvriers, dit Céline, "dépourvus de sens critique et même de vanité élémentaire", forme "une main-d'oeuvre stable et qui se résigne mieux qu'une autre". Dans un autre texte de cette époque, alors qu'il a déjà commencé l'écriture du
Voyage, il propose de créer des médecins-policiers d'entreprise chargés de convaincre les ouvriers que "la plupart des malades peuvent travailler". Selon Céline, "l'assuré doit travailler le plus possible avec le moins d'interruption possible pour cause de maladie". Céline conclut : "l'intérêt populaire ? C'est une substance bien infidèle, impulsive et vague. Ce qui nous paraît beaucoup plus sérieux, c'est l'intérêt patronal et son intérêt économique, point sentimental".
2. l'aveu de Céline que l'antisémitisme dont il s'est fait le propagandiste n'était qu'une
"provocation politique ou policière" (lettre à Albert Naud du 18 juin 1947). A l'époque des pamphlets, Céline savait à quoi s'en tenir sur le terrifiant "complot juif". Dans une lettre à son ami Joseph Garcin (un homme d'affaire aux relations étranges), il écrivait ceci (21 juillet 1939) : "Je ne suis pas né d'hier. Je sais de science certaine que tous les complots, toutes les associations plus ou moins secrètes sont montés de A jusqu'à Z par la police. Ce sont autant de nids à bourriques, de pièges à couillons excités".
Pour ceux qui ne voudraient encore ne pas comprendre, Céline, abandonné en 1947 par ses anciens amis trop compromis eux-mêmes, a débiné toute l'affaire, avec toute la précision nécessaire : "Je peux le dire officiellement, hautement, lorsqu'on voudra - en toute sincérité, non par lâcheté, palinodie, calcul mais tout simplement pour que personne ne tombe plus dans ce
piège. L'antisémitisme est une provocation politique ou policière." Il montre du doigt ses anciens complices en les accusant "d'avoir dressé ce panneau électoral
en parfaite connaissance de l'escroquerie qu'ils commettaient". C'est Céline qui souligne. Il menace même : "J'en ai long à raconter sur ce sujet vous pouvez le croire !" (Céline,
Lettres à son avocat, 1986)
3. les cyniques déclarations de Céline lui-même à propos de son "art" - dont nous bassinent depuis si longtemps les universitaires de Santa Barbara, de Lisieux ou d'ailleurs - et qui n'est qu'une vulgaire
machine à décerveler (Entretiens avec le professeur Y). Dans une lettre à Joseph Garcin datée du 13 mai 1933, Céline écrit ceci à propos du
Voyage : "Savoir ce que demande le lecteur, suivre la mode comme les midinettes, c'est le boulot de l'écrivain très contraint matériellement, c'est la condition sans laquelle pas de tirage sérieux (seul aspect qui compte)... Je choisis la direction adéquate, le sens indiqué par la flèche, obstinément".
Un manichéisme constant traverse le
Voyage, que l'on retrouve dans tous les écrits de Céline. A l'ignominie de tous les corps, bientôt voués à la putréfaction, s'opposent les admirables jambes d'une jeune danseuse ; à l'égoïsme universel, la générosité parfaite d'un Alcide ou d'une Molly ; comme aux "ideâs" et à la littérature commune, l'authentique "musique émotionnelle" et l'art de Céline lui-même. Toutefois, dans le Voyage, contrairement aux ouvrages populistes de ce temps-là, riches et pauvres sont mis dans le même panier : ce sont tous des charognards, des gogos et des bavards. Seuls éveillent la sympathie de l'auteur quelques arsouilles décidés à vivre le mieux possible hors de la servitude et du moralisme crétin et dont la langue même le séduit. Depuis Darien et Richepin, ce thème appartenait déjà à la littérature dite de gauche.
Il y a pourtant dans le
Voyage une idée tout à fait nouvelle pour l'époque dans ce genre de littérature : on ne changera jamais rien à ces conditions de vie atroces, le malheur est définitif, les pauvres resteront toujours pauvres, tout le reste n'est que prétentieux verbiage, insupportable blabla et qu'on en parle plus. Cette trouvaille de Céline s'appuie explicitement sur les fermes principes de la science moderne : nous ne sommes que des amas de tripes tièdes et des conglomérats de molécules aléatoires, nos appétits et nos amours, nos haines tenaces et nos présomptueuses théories sociales sont de purs reflets de cette banale réalité moléculaire et génétique. Toute la souffrance du monde est donc aussi définitive que l'horrible nature elle-même. Qu'y pourrait-on changer ?
Voyage au bout de la nuit assume donc pleinement et simultanément le constat horrifié que la protestation sociale de l'époque avait établi comme préambule à une révolution, et l'affirmation, habituellement de tout autre origine, que rien ne changera jamais à ces conditions de vie abominables, qu'il n'y a plus d'histoire, qu'il n'y en a jamais eu.
Pour Michel Bounan, la bonne question n'est pas de savoir comment un libertaire en vient à s'acoquiner avec des nazis mais pourquoi ce genre de personnage croit bon de se déguiser en libertaire.
La biographie que Céline a livrée en son temps aux journalistes est un faux. Etant issu d'une famille bourgeoise (avec des aspirations à la noblesse), il s'est fait passer pour un pauvre pour attirer le public populaire et mettre la critique de gauche bien-pensante dans sa poche. Le procédé ne s'arrête pas là, il touche également le contenu de son premier roman, le
Voyage au bout de la nuit, comme on l'a vu. Tel aura été l'art de Céline : une forme d'écriture faussement innocente et consciemment manipulatrice au service d'une révolte soigneusement désarmée. On ne s'étonnera pas qu'un tel artiste ait su faire de sa propre biographie une oeuvre d'art construite selon le même procédé. Céline a décrit le monde tel qu'il l'a vu : avec le regard et la conscience d'un bourgeois ruiné mais récalcitrant. Contraint d'aimer et de défendre le système de références pluriséculaire qui l'a fait et où il espère "se refaire", il hait bien sincèrement les récents excès de ce système, qu'il impute à une domination d'usurpateurs qui viennent d'arriver, tyranniques et masqués, fondamentalement différents de lui-même.
Pendant l'Occupation, Céline adresse une trentaine de lettres ouvertes publiées par les organes de presse les plus virulents de la collaboration. Dans ces lettres, déplore l'insuffisance de la répression contre les Juifs, les communistes ou les gaullistes. Céline y fait l'éloge des SS allemands, de la L.V.F. de Doriot et des lois racistes de Nuremberg. Il s'inquiète du nombre de Juifs en liberté (cause selon lui des souffrances publiques de l'Occupation) et réclame l'épuration révolutionnaire de la "race française", rue par rue, immédiatement, au couteau de boucher. Il met lui-même la main à la pâte en attirant l'attention de la Gestapo sur certaines personnes qu'il soupçonne d'être juives (des médecins comme Rouquès ou Mackiewicz, des poètes comme Robert Desnos ou Jean Cocteau, des danseurs comme Serge Lifar ou la Pavlova). En fait, Céline est resté à l'écart du pétainisme car il était directement au service de la Gestapo. A la fin de la guerre, Céline passa quelques mois en prison au Danemark (c'est là qu'il avait caché son or, mais il semble que quelqu'un le devança) avant de pouvoir rentrer en France grâce à l'habileté de son avocat qui obtint l'amnistie pour le "docteur Louis Destouches" dont les juges ignares découvrirent plus tard qu'il s'agissait du pamphlétaire nazi L.-F. Céline.
Quant à la remarque sur le fait que Céline aurait été "occulté" au public, rien de plus éloigné de la réalité. Céline est entré dans La Pléiade peu de temps après sa mort, et il est depuis longtemps l'une des "trois locomotives" de la collection selon l'éditeur Gallimard. En 1977, l'album annuel de la Pléiade lui fut consacré... Céline se vend bien et depuis toujours !