jeroveh a écrit :
Aujourd'hui, je propose que les municipalités donnent vingt francs par tête de touriste abattu. A condition de se poster aux bons endroits, le touriste est plus facile à exterminer que la vipère. Je conseille le fusil, mais la grenade lancée dans le pare-brise, en haut d'une côte, a le double avantage d'aller vite en besogne et de bloquer la circulation des autres touristes. D'ailleurs on repère l'animal en question avec la plus extrême simplicité. Il se déplace en voiture, s'agglutine à d'autres voitures et reste en bande. Il porte en lui le besoin de la foule. Il s'interne volontairement dans les routes nationales qui sont des camps de concentration mobiles, ou dans les campings, qui sont des concentrations fixes. Il est gueulard, vulgaire, il fait l'Espagne parce qu'
on fait l'Espagne et qu'il n'est rien de plus, rien de moins que ce
on. Il déclenche un processus de mise en ordures du paysage, engendre les panonceaux, les haut-parleurs et le goudron. Il élit Miss Camping, s'arrête aux points de vue qui sont aménagés, pour demeurer en file, parquer là où l'on parque et humer à nouveau la présence de l'Autre. C'est un chien.
A mon sens, les arrêtés municipaux devraient prévoir que les têtes de touristes seront détachées des corps et apportées à la mairie, afin de prévenir la fraude. Ils pourraient s'inspirer des textes qui réglementent les primes allouées aux chasseurs de serpents. Il va sans dire que les bébés touristes seraient réglés au tarif des adultes et que l'abattage des femmes enceintes donnerait droit à double prime. (...)
Peut-être faudrait-il, ce serait le plus sûr, interdire les lieux qui nous plaisent en détruisant les voies d'accès. Il suffirait de peu de choses, cinq kilomètres de sentier impraticable aux moteurs, pour protéger des imbéciles Saint-Cirq et Montségur, les diableries d'Autun et le Palais du Facteur Cheval. Alors on pourrait tasser le tourisme au milieu de la Beauce, dans un immense Luna-Park, avec des routes bariolées, des Jocondes en ciment et un pipe-line de lait de chèvre bouilli. Les motels s'encastreraient dans une forêt sonorisée. Un château féodal en matière plastique flotterait mollement, entre la terre et les nuages, et viendrait amerrir toutes les trois heures sur un bief de la Loire appelé Lac Salé. Entrée deux francs. A l'intérieur, boissons gazeuses, sandwiches, bowling et garderie des enfants sages.
Raymond Borde, L'Extricable, 1964.