Une histoire (vraie) tirée du livre
Le matin des magiciens : Introduction au réalisme fantastique, de
Jacques Bergier et
Louis Pauwels
En fait, la terre n'est pas plate, elle est creuse.
Nous sommes en avril 1942.
L’Allemagne jette toutes ses forces dans la guerre.
Rien, semble-t-il, ne saurait détourner les techniciens, les savants et les militaires de leur tâche immédiate.
Cependant, une expédition organisée avec l’assentiment de Goering, d’Himmler et d’Hitler, quitte le Reich en grand secret.
Les membres de cette expédition sont quelques-uns des meilleurs spécialistes du radar.
Sous la conduite du docteur Heinz Fisher, connu par ses travaux sur les rayons infrarouges, ils débarquent sur l’île balte de Rügen.
Ils ont été dotés des radars les plus perfectionnés.
Pourtant, ces appareils sont encore rares, à cette époque, et répartis sur les points névralgiques de la défense allemande.
Mais les observations auxquelles on va se livrer dans l’île de Rügen sont considérées dans le haut état-major de la marine, comme capitales pour l’offensive qu’Hitler l’apprête à livrer sur tous les fronts.
Aussitôt arrivé, le docteur Fisher fait pointer les radars vers le ciel, sous un angle de 45 degrés.
Apparemment, il n’y a rien à détecter dans la direction choisie. Les autres membres de l’expédition croient qu’il s’agit d’un essai.
Ils ignorent ce que l’on attend d’eux.
L’objet des recherches leur sera révélé plus tard.
Avec ahurissement, ils constatent que les radars demeurent pointés ainsi plusieurs jours.
C’est alors qu’ils reçoivent cette précision : le Führer a de bonnes raisons de croire que la terre n’est pas convexe, mais concave.
Nous n’habitons pas l’extérieur du globe, mais l’intérieur.
Notre position est comparable à celle des mouches marchant à l’intérieur d’une boule.
L’objet de l’expédition est de démontrer scientifiquement cette vérité.
Par réflexion d’ondes-radar se propageant en ligne droite, on obtiendra des images de points extrêmement éloignés, à l’intérieur de la sphère.
Le second objet de l’expédition est d’obtenir par réflexion des images de la flotte anglaise ancrée à Scapa Flow.
Martin Gardner raconte cette folle aventure de l’île de Rügen dans son ouvrage : In the Name of Science.
Le docteur Fisher lui-même devait, après la guerre, y faire allusion.
Le professeur Gérard S. Kuiper, de l’observatoire du mont Palomar, a consacré en 1946 une série d’articles à la doctrine de la terre creuse, qui avait présidé à cette expédition.
Il écrivait dans Popular Astronomy : « Des milieux importants de la marine allemande et de l’aviation croyaient à la théorie de la terre creuse.
Ils pensaient notamment qu’elle serait utile pour repérer la flotte anglaise parce que la courbure concave de la terre permettrait des observations à très longue distance par l’intermédiaire des rayons infrarouges, moins courbés que les rayons visibles. »
L’ingénieur Willy Ley rapporte les mêmes faits dans son étude de mai 1947 : Pseudo-sciences en pays nazi.
C’est extraordinaire, mais vrai : des hauts dignitaires nazis, des experts militaires ont nié purement et simplement ce qui paraît une évidence à un petit enfant de notre monde civilisé, à savoir que la terre est une boule pleine et que nous sommes à la surface.
Au-dessus de nous, pense le petit enfant, s’étend un univers infini, avec ses myriades d’étoiles et ses galaxies.
Au-dessous de nous c’est le roc.
Qu’il soit français, anglais, américain ou russe, le petit garçon est là-dessus d’accord avec la science officielle et aussi avec les religions et les philosophies admises.
Nos morales, nos arts, nos techniques, se fondent sur cette vision que l’expérience semble vérifier.
Si nous cherchons ce qui peut le mieux assurer l’unité de la civilisation moderne, c’est dans la cosmogonie que nous trouverons.
Sur l’essentiel, c’est-à-dire sur la situation de l’homme et de la terre dans l’univers, nous sommes tous d’accord, que nous soyons marxistes ou non.
Les nazis seuls n’étaient pas d’accord.
Pour les partisans de la terre creuse qui organisèrent la fameuse expédition parascientifique de l’île de Rügen, nous habitons l’intérieur d’une boule prise dans une masse de roc qui s’étend à l’infini.
Nous vivons plaqués sur la face concave.
Le ciel est au centre de cette boule : c’est une masse de gaz bleutée, avec des points de lumière brillante que nous prenons pour des étoiles.
Il n’y a que le soleil et la lune, mais infiniment moins grands que ne le disent les astronomes orthodoxes.
L’univers se limite à cela.
Nous sommes seuls, et enveloppés de roc.
En 1942, une nation engagée dans une guerre où la technique est souveraine demande à la science de soutenir la mystique, à la mystique d’enrichir la technique.
Le docteur Fisher, spécialiste de l’infrarouge, reçoit pour mission de mettre le
radar au service des mages.
À Paris ou à Londres, nous avons nos penseurs excentriques, nos découvreurs de cosmogonies aberrantes, nos prophètes de toutes sortes de bizarreries.
Ils écrivent des opuscules, fréquentent les arrière-boutiques de vieux libraires, font des causeries à Hyde Park ou dans « La salle de Géographie » du boulevard Saint-Germain.
Dans l’Allemagne hitlérienne, nous voyons des gens de cette espèce mobiliser les forces de la nation et l’appareillage technique d’une armée en guerre.
Nous les voyons influencer les hauts états-majors, les chefs politiques, les savants.
C’est que nous sommes en présence d’une civilisation toute neuve, fondée sur le mépris de la culture classique et de la raison.
Dans cette civilisation, l’intuition, la mystique, l’illumination poétique, sont placées exactement sur le même plan que la recherche scientifique et la connaissance rationnelle.
« Quand j’entends parler de culture, je sors mon revolver », dit Goering.
Cette phrase redoutable a deux sens : le littéral, où l’on voit Goering-Ubu casser la tête des intellectuels, et un sens plus profond et aussi plus réellement préjudiciable à ce que nous appelons la culture, où l’on voit Goering tirer des balles explosives qui sont la cosmogonie horbigérienne, la doctrine de la terre creuse ou la mystique du groupe Thulé.
Être plutôt que paraître, brouter plutôt que paître...