Je viens de recevoir par e-mail ce chouette témoignage sur notre époque. Un peu triste, mais tourné avec beaucoup de finesse et d'optimisme, au point de dessiner une société idéale en creux. Je confirme pour le connaître un tout tout petit peu (il m'a vendu une dizaine de DVD), que l'auteur est une personne extraordinaire.
Citation:
Je suis arrivé dans ce métier par accident, à la recherche d’un boulot d’appoint durant quelques mois, en 1989. L’entreprise s’appelait Vidéo 7 à l’époque. Le chef parlait bien l’allemand et mal le français (moi aussi !) ; il m’a engagé en 10 minutes sans que j’aie quoi que ce soit comme compétences. Mes parents n’avaient pas la télé, on allait peu au cinéma. J’avais tout à découvrir et j’ai adoré cette phase où chaque film récemment visionné m’émerveillait. Pour un jeune homme timide et réservé, le vidéoclub s’avéra un melting pot social et culturel parfait. L’apprentissage du job se solda par une révélation : je savais parler aux gens et j’aimais ça !
Motivé grave, je lisais des dictionnaires de cinéma après le boulot, j’ai fourni des efforts. Après quelques mois, je suis devenu gérant de magasin, puis responsable de plusieurs succursales. Tout était cool mais, avec ma tête brûlée (qui m’avait déjà assez peu rendu service à l’école), dès que je maîtrisai vaguement le sujet, j’ai commencé à poser des questions, à proposer des choses. Mes supérieurs ont passé de la stupeur positive à l’énervement en quelques mois. Peu à peu, je compris que, même très naïf et incompétent encore, j’avais une vision qu’il paraissait impossible à mettre en pratique avec les gens qui me dirigeaient ; je voulais mettre TOUS les films en location, sans exception, parce que tous les films ont leur public et méritent notre attention. Et je voulais développer la vente, encore embryonnaire à l’époque, parce que je ne voyais pas pourquoi, si les gens achetaient des livres et des disques, ils n’achèteraient pas d’autres merveilles culturelles. Je ne pouvais pas continuer, j’ai claqué la porte. En grommelant.
Puis, plusieurs évènements que je ne m’explique toujours pas tout à fait sont arrivés quasi en même temps: mon oncle et ma tante, qui avaient de la fortune, ont pris pitié de moi et m’ont permis de faire une offre pour racheter mon commerce sans que j’aie un kopeck en poche. Et le patron (remember, il parlait allemand, moi aussi, et je crois qu’il en avait déjà ras la patate des Romands ), m’a vendu l’affaire au nez et à la barbe de plusieurs concurrents aussi puissants qu’énervés. Je suis devenu proprio, à 29 ans, sans ressources, couvert de dettes mais avec un enthousiasme débordant. Dû aux lois strictes de la police du commerce lausannoise (malgré la demande, impossible d’ouvrir plus tard que 19h !) il fallait trouver une solution pour séparer la vente (sévèrement contrôlée) et la location, où les règles étaient moins strictes. Et c’est ainsi que le double magasin du Karloff est né, suite à la libération fortuite d’une surface commerciale à 40 mètres. J’ai signé un autre bail comme dans un songe, j’ai trouvé une associée en 10 minutes (la merveilleuse Diana Sedenco, que je salue encore), j’ai engagé des gens et j’ai ouvert le deuxième magasin. C’était la veille de Pentecôte 1997. Rétrospectivement, j’aurais dû me péter la gueule grave.
Mais je suis arrivé au beau milieu d’un âge d’or de la profession, avec une clientèle existante qui m’aimait bien. Puis d’autres miracles se sont produits ; la vente, domaine auquel les grandes surfaces ne croyaient pas, a captivé l’imagination des Lausannois et la foule débarqua. Puis, en 1998, survint le développement technologique qui allait changer ma vie. Le DVD pointa le bout de son nez, d’abord des USA en petites quantités, puis de plus en plus vite, de partout. Les lecteurs se vendaient et les clients découvraient, médusés, que l’existence des produits américains permettait de visionner des films parfois avec plusieurs mois d’avance sur les salles obscures de la place. Il n’existait pas de lois pour légiférer cet aspect, les grandes surfaces n’avaient pas vu venir le produit et le marché s’emballa. Puis ce fut l’explosion ! En quelques mois, j’avais remboursé mes dettes, je planifiais un site internet (avec l’aide du non moins merveilleux Joseph Marjay, que je resalue également) et j’ouvrai une succursale à Montreux. J’espérais que ce serait la première d’une longue série… Ce fut une erreur. Mais qui n’en commet pas ?
Rétrospectivement, 2002 fut l’apogée et la cassure de mon modèle commercial. C’était une période magique de mon existence, je me suis marié avec une femme incroyable, j’ai eu des enfants incroyables et mon projet musical, longtemps désiré, put prendre son envol. Mais, parallèlement, les frais fixes de mon entreprise explosaient, la FNAC fit son apparition à Lausanne, l’industrie de l’Entertainment suisse, furieuse, fit du lobbying à Berne pour boucher le trou de souris juridique et l’émergence d’internet (y compris Amazon) permettrait sous peu à tout le monde de commander ce que je pouvais commander et de posséder les informations que je détenais. En 2005, j’étais au bord de la ruine, je dus me séparer de mes associés, de 80% de mes employés et je fermai ce que je pouvais fermer. Et puis, une chose imprévue arriva à nouveau : la difficulté fit que j’appris vraiment mon métier. J’ai compris ce qu’être entrepreneur voulait dire, je sus prendre des décisions difficiles et apprendre de mes bourdes juvéniles. Je suis plus fier d’avoir sauvé mon entreprise chaque année durant 15 ans que de mes succès durant la période glorieuse. Au début, j’ai eu de la chance. Puis j’ai eu du mérite.
Je ne compris que plus tard que, personne atypique que je suis certainement, j’avais créé un monstre qui me ressemblait :
- bordélique, parce que je le suis. Le désordre du Karloff est aussi célèbre que les choses qu’on y trouve. Mais, sans doute, et ce de manière très inconsciente, l’auguste binz forçait les gens à fouiller. Quand on fouille, on trouve des choses qu’on ne cherchait pas. Le chaos amène la création, pensais-je… Ou il forçait les gens à discuter avec moi et, comme on le sait, je suis très bavard
)
- le refus explicite de toute forme de décoration ; selon beaucoup d’avis de professionnels, ma vitrine était clairement la plus moche de Lausanne. Je n’en suis pas fier, mais les gens qui me connaissent savent que je n’ai aucun œil et que je ne sais pas planter un clou
)
- démocratique, parce que j’ai toujours refusé de ne vendre qu’une partie du catalogue ; tous les films avaient la même valeur, il n’y avait pas de distinction entre dessins animés et série B de Kung Fu. Pas de racisme, Bergman était à côté de Christian Clavier.
- libertaire, parce que j’ai toujours été mal à l’aise face aux cartes de client, cartes de fidélité et autres mécanismes pour attraper les informations vitales des clients et de sonder/orienter leurs désirs. Je ne faisais pas de statistiques et j’ai tenté de respecter la sphère privée de tout un chacun.
- idéologique, parce que tout au long de ma carrière, j’ai presque toujours obstinément refusé de faire de grandes soldes, de faire des prix d’appel, de surtaxer les produits rares et de céder aux règles d’or du commerce ; non, je ne voulais pas liquider les produits qui ne se vendent pas de suite. Je n’aime pas le mot « liquider ». Je pensais que ce film allait patiemment attendre la personne qui le découvrirait, qui venait pour lui. Cette personne serait heureuse, et moi avec. Non, je ne voulais pas distinguer entre « grand succès » et « film de niche ». Je voulais que tous les publics soient bienvenus ; je voulais faire découvrir plutôt que de vendre, je voulais discuter au lieu d’encaisser.
Peu à peu, la situation a commencé à se tendre. Les grands groupes ont étendu leur emprise, les fournisseurs, de plus en plus nerveux, leur ont accordé des conditions qu’ils me refusaient, les droits de retour tout d’un coup annulés, chaque erreur d’achat devint un danger potentiel. La guerre des prix fit son apparition, le client suivit (et on ne peut l’en blâmer) et le reste est vite raconté. Privé d’arrangements qui me permettaient d’être compétitif, mon magasin est devenu peu à peu trop cher pour les gens abonnés aux soldes de décembre, au « Black Friday » et autres prix cassés. Mon refus strict d’entrer dans cette logique de 3 pour 2 aura eu pour effet de faire penser à beaucoup de clients que mon commerce n’était pas attractif, peu concurrentiel, voire que je les plumais. Ce n'était pas la vérité et Dieu sait que je sais ce que vivre avec peu signifie mais je ne peux en vouloir à personne d’avoir pensé ça et de l’avoir transmis. Malgré les clients incroyables qui me sont toujours fidèles, ce n’est pas le désamour de mon magasin qui m’aura tuer (comme dirait Omar…) en définitive mais le désamour actuel de mon produit. Ce n’est pas Amazon, La FNAC, Mediamarkt, Cede.ch ou d’autres concurrents qui m’auront tiré la prise, c’est le streaming. Tout simplement.
Et c’est pour cela que j’aimerais dire encore une fois que j’ai été heureux de servir et de conseiller chacun de mes clients, qu’il soit venu vendredi passé ou en 2015. La révolution culturelle, technologique et médiatique qui s’opère aujourd’hui est aussi violente qu’inéluctable. Je savais que j’en serais la victime, parmi tant d’autres. Je ne savais pas quand ; c’est aujourd’hui. Je suis fier d’avoir réussi à tenir si longtemps mais à l’impossible, nul n’est tenu. Je suis fier d’avoir réussi, jusqu’au bout, à essayer de rendre les gens heureux en leur trouvant un film marquant, à payer mon loyer, payer mes factures et mes employés. D’ailleurs, mes employés, parlons-en….
Pendant toutes ces années, j’ai eu la chance de travailler avec des dizaines de jeunes gens motivés, incroyablement intelligents et perspicaces, qui ont su s’envoler au bon moment, qui ont fait carrière, souvent dans les arts et la culture, qui ont enrichi mon quotidien avec leurs personnalités diverses. Certains sont partis aux quatre vents, d’autres sont devenu des amis. Beaucoup ont maintenant une famille et des enfants. Je suis fier de leur avoir donné un job et de les avoir vu partir vers des horizons de ouf….ils m’ont amené plus que ce que je ne leur ai apporté, si ce n’est le pécule qui finança une partie de leurs études. Je ne suis pas sur leur CV actuel mais je suis fier d’avoir été là pour eux quand ils avaient besoin d’un job d’appoint. En deux mots : « Win-Win » ! Et en deux autres mots : « Thank you !! »!
Pour terminer, merci à vous, mes clients, privés et médiathèques ! J’ai eu des milliers de discussions enrichissantes, j’ai fait des rencontres passionnantes, je suis devenu un être humain plus riche grâce à votre contact quotidien. J’ai pu assister à la création de collections de films en bibliothèque, qui sont toujours actives et dynamiques aujourd’hui ! Vous allez me manquer terriblement. Mais ma fatigue est grande aujourd’hui ; 25 ans de lutte acharnée pour la survie d’un modèle émergeant, brillant de mille feux, puis déclinant, ça laisse des traces. En effet, on ne peut supporter plus que trois fois par jour la phrase « mais comment faites-vous donc pour survivre encore ? » avant de craquer. J’ai entendu les questions au sujet de ma survie posées avec une empathie certaine, puis j’ai entendu la pitié qui s’y mêlait. J’ai entendu les enfants engueuler leurs parents devant moi parce que les vieux achetaient un Blu-Ray. Devant ma porte, j’ai entendu les rires narquois concernant l’existence même de ma boutique. J’ai lu sur les réseaux sociaux ; « c’est quoi le Karloff ? », puis j’ai lu « c’est quoi un DVD ? ». Je ne mentirai pas et ne vous dirai pas que ça ne me touchait pas, ça m’a brisé le cœur et on ne peut exister dignement quand on vous brise le cœur tous les jours.
Le Karloff a été, pendant une dizaine d’années, un acteur petit mais connu du paysage culturel lausannois. On allait au Karloff comme on allait à la Migros. Ce n’était plus le cas, évidemment, ces dernières années mais je suis quand-même rudement content d’avoir vécu cette période bénie où j’avais souvent l’impression d’être utile.
Et pourtant, je ne suis pas amer aujourd’hui. Je suis fier de mon parcours, fier de mes bosses, de mes erreurs, de ma persistance et de toutes les fois où des gens ont quitté mon magasin heureux. Merci à vous tous d’avoir lu ce message. Merci à vous tous de m’avoir tant donné et de m’avoir permis de nourrir ma famille et de faire un travail que j’ai aimé passionnément. Je suis fatigué de ma lutte impossible, je sais que je j’ai fait de mon mieux, je me reposerai quand cette aventure sera terminée et je reviendrai plus fort, avec d’incroyables richesses humaines dans ma besace.
Car tant de choses ont besoin d’être défendues ; ces prochains mois, deux autres échoppes mythiques de mon quartier disparaîtront (dont celle de mon collègue et ami Lorenzo, du magasin de BD Raspoutine). La disparition du commerce de détail n’est pas une bonne nouvelle pour la cohésion sociale de notre communauté. Nous n’étions pas Amazon, nous étions mieux qu’Amazon, car nous regardions le client dans les yeux et nous écoutions ses soucis. Peu formés à l’aide à autrui, mais néanmoins désireux de le faire.
La culture aura besoin d’être défendue particulièrement ; les modèles commerciaux et la technologie d’aujourd’hui ne permettent pas à tous les professionnels créatifs d’en vivre dignement, l’impact écologique du streaming devra être évalué et l’émergence de providers aussi puissants que commercialement orientés va secouer la branche de manière très violente ces 2-3 prochaines années. Paradoxalement, l’arrivée d’une manière facile de visionner et de posséder des films risque de mener à un appauvrissement du catalogue disponible plutôt qu’à une augmentation. Et c’est là que je vois la continuation de mon combat ; veiller à ce que, comme au Karloff, le film méconnu de Fellini soit aussi aisément accessible que le « Joker » !
Dans ce sens, je serais heureux de vous voir encore une fois pour une dernière tchatche, une dernière commande, un dernier conseil ou un dernier verre d’ici au 15 mars 2020. A bientôt donc et merci encore à vous tous !
Avec toute mon amitié.
Michael Frei