jules_albert a écrit :
c'est écrit en 1997, mais c'est meilleur que les analyses publiées dernièrement :
« Ces dénonciations moralisantes de l’horreur économique s’adressent en premier lieu aux employés menacés par l’accélération de la modernisation, à cette classe moyenne salariée qui s’était rêvée bourgeoise et se réveille prolétarisée (et même lumpenprolétarisée). Mais ses peurs et sa fausse conscience sont partagées par tous ceux qui ont quelque chose à perdre au dépérissement de l’ancien Etat national qu’organisent les pouvoirs qui contrôlent le marché mondial : travailleurs des secteurs industriels jusque-là protégés, employés des services publics, gestionnaires divers du système de garanties sociales maintenant mis à la casse.
Tous ceux-là forment la masse de manœuvre d’une espèce de front national-étatique, un informel « parti de Décembre » où une sauce idéologique anti-mondialiste lierait toutes sortes de rebuts politiques avariés : républicains à la mode Chevènement-Séguin-Pasqua, débris staliniens, écologistes socialisants, gaucho-humanitaires en panne de militantisme et même néo-fascistes en mal de ‘’projet social’’. Ce parti de la stabilisation n’a une vague apparence d’exister que pour fournir un exutoire aux récriminations contre les excès des partisans de l’accélération : il a pour raison d’être une protestation sans effet, et qui se sait elle-même vaincue d’avance, n’ayant
rien à opposer à la modernisation technique et sociale selon les exigences de l’économie unifiée. […] Une telle représentation des mécontentements sert surtout à intégrer la protestation dans des pseudo-luttes où l’on se garde toujours de parler de l’essentiel et où l’on revendique les conditions capitalistes de la période précédente, que la propagande désigne sous le nom d’Etat-providence ; elle ne pourrait prendre quelque consistance, comme relève politique, qu’à l’occasion de troubles graves, mais ce serait alors pour étaler son impuissance à
restaurer quoi que ce soit.
En réalité, le rôle historique de cette fraction nationale-étatique de la domination, et son seul avenir, est de préparer les populations à une dépendance et à une soumission plus profondes. Car le fond de tout cela, de toutes ces "luttes" pour le service public et le civisme, c'est la
réclamation, présentée à la société administrée, de nous éviter les désordres que répand partout la loi du marché, pour laquelle "l'Etat coûte trop cher". Et comment le pourrait-elle, sinon par de nouvelles coercitions, seules capables de tenir ensemble ces agrégations de folies que sont devenues les sociétés humaines civilisées ? Qu'est-ce qui nous protège en effet d'un genre de chaos à l'algérienne ou à l'albanaise ? Certainement pas la solidité des institutions financières, la rationalité des dirigeants, le civisme des dirigés, etc. »
Jaime Semprun,
L’abîme se repeuple, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 1997, p. 79 à 81