jules_albert a écrit :
Il n'est donc pas sans rapport avec notre propos de noter que
l'après-68 a aussi vu le rodage, à côté d'un "festivisme" qu'il n'est plus trop audacieux d'attaquer aujourd'hui que la tempête éteint les lampions, d'une
offre diversifiée de protestations égalitaristes segmentées, mais unifiées par un conformisme revendicatif qui, lorsqu'il n'en fait pas l'apologie,
évite de s'en prendre, ne serait-ce qu'en paroles, aux réalités centrales de l'aliénation technologique et marchande. C'est bien sûr le cas des métastases étatiques qu'on nomme les mouvements associatifs. Mais on sait aussi comment des protestations qui, comme le néo-féminisme ou les mouvements homosexuels, s'attaquaient au moins à la persistance dans la modernité de vieilles aliénations particulièrement répugnantes ont pu parvenir à incarner,
French theory aidant,
une très efficace avant-garde de la normalisation et de la conformité sociale dont il est malaisé de discerner, de la parité aux mariages gay, quelles sont les prescriptions qui relèvent du politically correct ou de cette pensée unique dont l'évocation suscita naguère tant d'émois.
Par la voix de ses rebondissants avatars antilibéraux, altermondialistes ou décroissants, le citoyennisme formule et développe identiquement « la demande sociale de protection dans la catastrophe ». Son consternant exemple apporte ainsi un utile complément à la critique classique de la bureaucratie. Celle-ci s'appliquait à la façon dont l'État impose à la société ses normes et son contrôle. Désormais c'est tout autant la société - par le biais des
hommes quelconques qui s'y mobilisent pour recueillir ses inquiétudes et fabriquer l'image d'une prétendue « société civile » - qui réclame normes et contrôle. On ne peut s'empêcher de relever, toutes choses égales par ailleurs, à quel point ce
marais présente de troublantes similitudes avec ce que Primo Levi, dans
Les Naufragés et les Rescapés, désignait comme la
zone grise du Lager.
Jaime Semprun,
Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, (page 94)
que l'affirmation implicite qui se dissimule sous l'occultation de ces "réalités centrales de l'aliénation technologique et marchande" est celle qui pose qu'il existe un objet réel capable de combler le désir et de garantir une jouissance sans reste... L'affirmation d'une telle existence gît au coeur des dogmes nouveaux qui mettent en valeur la performance, la pureté et autres fantasmes de maîtrise
Les jeunes générations, qui ne sont pas vaccinées contre un tel délire, s'épuisent dans leur quête de jouissance effrénée, qui les laisse vides, déprimés ou anorexiques...