Renan Larue a écrit :
Cause animale et « sanglante gloutonnerie »
A l’initiative de M. Olivier Falorni, une trentaine de députés réunis en commission d’enquête se sont demandés comment nous devrions nous y prendre pour tuer chaque année un milliard d’êtres dans la dignité et le « respect du bien-être animal ». Il n’a été que peu question de la légitimité morale ou même de la nécessité de ce grand massacre. On ne s’est pas non plus appesanti sur les conséquences désastreuses du commerce de la viande et des laitages sur l’environnement. Nos descendants devront se débrouiller, le moment venu, avec ce qui restera des sols, des forêts et des rivières.
Doués de sensibilité
Par un étrange hasard, la proposition de M. Falorni a été déposée un an presque jour pour jour après que le législateur eut officiellement inscrit dans le code civil que les animaux sont des « êtres vivants doués de sensibilité ». La fameuse
Déclaration de Cambridge, rédigée en 2012 par les plus éminents neuroscientifiques et neurophysiologistes, allait plus loin. Elle permet de dire aujourd’hui avec certitude que
les mammifères, les oiseaux et bien d’autres animaux encore ne sont pas seulement doués de sensibilité, mais aussi de conscience.
Les chercheurs en éthologie affirment depuis quelques années que la plupart des animaux ont une vie sociale et émotionnelle bien plus riche qu’on ne l’a longtemps cru.
Certains, comme les corbeaux et les primates, peuvent également fabriquer et utiliser des outils; beaucoup font preuve d’empathie et d’altruisme envers leurs congénères et les membres d’autres espèces. Il ne leur manque pas même la parole puisqu’on a réussi à faire apprendre des rudiments de la langue des signes, et même davantage, à des chimpanzés et des gorilles.
Dépourvus d’une âme spirituelle ?
On pensait que le fossé qui nous séparait des animaux était infranchissable. Il est en train de se refermer tout à fait. Que nous reste-t-il alors pour légitimer l’existence des abattoirs ? Peu de choses en vérité. Les animaux sont dépourvus d’âme spirituelle, dira-t-on peut-être. Mais personne ne sait au juste ce qu’est une âme spirituelle, ni ne peut expliquer pourquoi l’espèce qui a inventé les camps d’extermination et la bombe atomique en serait la seule, l’unique, la glorieuse dépositaire au sein de l’univers.
Quand la vice-présidente de la FNSEA, Christiane Lambert, explique aux membres de la commission d’enquête sur les abattoirs qu’il fallait
lutter contre la menace végane, elle ne dit mot de notre âme spirituelle mais martèle que nous devons coûte que coûte
faire perdurer la consommation de viande, « consommation qui, en France, tient à notre culture, notre histoire, notre tradition ».
Ce n’est pourtant pas là la seule de nos traditions ; notre pays en regorge ! L’une d’elles, par exemple, remonte au moins à Montaigne et culmine au siècle des Lumières. Elle s’incarne, dans l’
esprit critique, cette manie de vouloir examiner les usages et les croyances du passé à l’aune de la raison et du bon droit. C’est elle qui nous a permis de renverser la monarchie, de terrasser la superstition religieuse, d’abolir les privilèges de la noblesse, de fonder la république et d’en finir, au moins pour un temps, avec les horreurs de l’esclavage. Cette tradition-là vaut bien celle de la poule au pot et des rillettes.
La part des marchands de volaille et de charcuterie
Mais voilà, nos braves députés ont à cœur les intérêts des marchands de volaille et de charcuterie. Ils ne tiennent pas non plus à les ennuyer avec ces histoires de vertu et de progrès moral. Tant pis, donc, si Voltaire fustigeait la « sanglante gloutonnerie » ; tant pis si Maupertuis, Condorcet, Rousseau et tant d’autres assuraient que la sensibilité des animaux leur donnait naturellement le droit de n’être pas maltraités. Qui sait d’ailleurs ce qu’il adviendrait si on se mettait à lire les philosophes du XVIIIe siècle ? Las, on serait peut-être obligé de tirer les conséquences philosophiques, morales et juridiques des observations des éthologues. On ne pourrait plus justifier l’assujettissement des bêtes par le droit du plus fort.
On serait forcé de fermer immédiatement les abattoirs et de juger dérisoires et obscènes les enquêtes sur leurs « dysfonctionnements ». Car ce qui est infâme, c’est bien davantage l’existence de ces lieux que l’éventuel sadisme des gens qui y travaillent.
Si la possession de droits repose sur la sensibilité, comme le soutiennent les penseurs des Lumières, et si les animaux sont des « êtres sensibles » comme le dit notre code civil, à quel titre les excluons-nous du cercle de la justice ? Le principe de la justice, précisément, n’est-il pas que les cas semblables doivent être traités de manière identique ?
Les animaux sont indubitablement semblables à nous quand il s’agit de l’intérêt fondamental à n’être pas assujetti, maltraité et tué. La douleur que ressent un porc lorsqu’on lui arrache les testicules et les dents est de même nature et de même intensité que celle que nous ressentirions s’il s’agissait de nos testicules et de nos dents. La souffrance psychique de l’enfermement, la peur des coups, l’angoisse de la mort sont communes à nos deux espèces.
Séquestration, actes de torture et de barbarie
Pourquoi ne regardons-nous donc pas ces choses que nous leur faisons comme ce qu’elles sont, c’est-à-dire comme des séquestrations, comme des actes de torture et de barbarie, comme des assassinats, comme des crimes d’autant plus graves qu’ils sont commis sur des individus absolument à notre merci ? Il ne s’agit pas ici d’incriminer en particulier les éleveurs, les tueurs et les bouchers. Nous sommes tous complices de ces actes effroyables à chaque fois que nous achetons de la viande et des produits d’origine animale.
Il est peu probable qu’un juge nous condamne un jour pour ces crimes que nous commettons journellement contre les animaux. Nous avons tout le loisir, ou presque, de leur faire du mal et de tirer profit de leurs souffrances.
Quelque chose, pourtant, nous dit que cela n’est pas bien, que nous avons tort, que la grandeur de notre espèce ne se mesure pas à sa capacité à écraser les autres habitants de la Terre, que la violence contre les plus faibles, enfin, enlaidit notre humanité.