pourquoi c'était mieux avant :
& sans s'avancer à faire état d'inconvénients plus manifestes à troubler notre bonheur en civilisation, la simple réserve, quelque réticence à partager la satisfaction unanime (certains la sortent de leur poche, ils s'en montrent les fonctionnalités), ou seulement se laisser deviner dubitatif quant à la nécessité ou au bien-fondé de l'innovation épidémique, suscite l'incompréhension, une perplexité suspicieuse, une perspicacité soudaine sur l'équivoque : "Ah ! bien sûr, c'était toujours mieux avant !" (et tu oublies un peu vite que ce n'y était pas rose pour tous, que ce soi-disant bon vieux temps n'est qu'une mythologie rétrospective, à magnifier son enfance, etc.) ; et c'est tout le monde, c'est le voisin de table qui vient de changer pour la 5G et celle assise en face qui sort d'un scanner, c'est l'écolier qui récite : "Tout est mieux pour les plus nombreux à présent", et sa parent d'élève qui fait justement ses courses au clavier et passe ensuite au drive, c'est tout le monde, l'essayiste en réalité augmentée et le meneur du talk-show s'extasiant avec le public, le commercial en éoliennes, le politicien qui a un projet de hub pour doper sa province attardée, le communiquant en radiations et son argument de la bougie, le transhumaniste qui veut vivre mille ans (l'Univers ne pouvant se passer de lui), c'est l'employé low cost revenant de vacances low cost ; c'est l'insuffisant en attente de sa transplantation, le retraité qui visiophone à ses petits-enfants au Canada, c'est justement tous ces enfants dont on ne voit que le dos devant l'écran et qui n'ont pas entendu (casque) - c'est globalement la jeune démographie du dôme et son aisance tactile intuitive qui la place en avant-garde naturelle - étant ce qui sera - de la mutation culturelle autogénérative, et qui voit sans émotion, ou s'en amuse, les vieilles classes d'âge contraintes pour leur part à liquider précipitamment leurs résidus de "vieilleries", de "vieilles pensées" qui handicapent le maintien dans l'accélération permanente ; n'ayant en ce qui la concerne à ne se délester de rien pour y être en accès direct à se laisser porter.
"Mais était-ce si mieux avant ?", feignent-ils de s'interroger avant de confondre aisément l'incrédulité - qui en oublie volontiers l'équipement rudimentaire, les manques criants en regard de nos habitudes de confort, de nos facilités d'à présent, de nos canons en matière de commodités physiques -, en lui remettant sous le nez tout ce rebutant de cabinets d'aisance, de poêles à charbon, de cuisine sans frigo ni détergents, et les parcimonies d'éclairage, le dentiste privé d'anesthésiques, la salle de bains réduite aux effets d'une cuvette et d'un broc, et puis le souci continuel de ces grossesses non sollicitées, la clinique d'avant les antibiotiques, les tables de mortalité qu'on ne conçoit plus si hasardeuses et encore l'imbécilité en chansons patriotiques, les conventions sociales laissant peu de droits à la spontanéité et aux inclinations naturelles, l'étroitesse d'esprit à passer leur vie où le destin les avait placés, ces distractions qui ennuieraient même des enfants.
Bon, cela étant dit, et sans s'aventurer dans une enquête en paternité de notre sort actuel, à y jeter un simple coup d'oeil, à feuilleter rapidement dans la bibliothèque, à passer à l'examen une poignée de vieilles cartes postales (ces villes, ces paysages, ces pays où l'on voudrait aller), à s'en souvenir autant que possible, admettons qu'en effet c'était assez différent ; que c'était en généralité moins de pire en pire, à première vue moins inextricable en cul-de-sac, malgré tout moins sur le point de s'abîmer autour de nous, dans une ambiance moins hâtive et volatile, d'un abord moins compliqué dans les tenants et aboutissants, moins détérioré aux arrière-plans, moins obstrué d'ordures, de verbiages, de vidéos truquées, moins mêlé de chimies et moins encombré d'allergies, d'intolérances à n'importe quoi, de syndromes confus, de cancers, d'obésités pathologiques, et puis moins à la condition de posséder les bons identifiants et codes d'accès, moins réglementé en détail et surveillé partout et par là moins difficile aux individus sans définition précise, sans catégorie dans les nomenclatures, avec pour eux davantage de jeu dans l'organisme social, que c'était généralement avec plus d'air, à s'y sentir plus au large dans la géographie, celle-ci plus diverse, plus variée dans les usages et les façons, que les choses y figuraient plus solides et durables et intelligibles, visiblement plus elles-mêmes, qui faisaient un monde mieux compréhensible dans ses moyens d'existence - moins mystérieux d'équations gérant les circuits de la globalité, moins ensorcelant de micro-processeurs animant le décor, moins infantilisant -, avec plus de lendemains et d'hiers mêlés à des jours plus substantiels, et par le fait à y vivre d'années plus consistantes, plus fortement, avec davantage d'intensité en somme.
& en somme que ce monde peu reculé (beaucoup encore y sont nés, y ont grandi et pourraient se souvenir que c'était alors, il est vrai dans une certaine tabagie, une ambiance de la vie n'attend pas, de monde encore à portes ouvertes, de routes encore libres à découvrir, menant peut-être à d'autres réalités, dans le pressentiment sans doute qu'elles se fermeraient bientôt), d'avant les autoroutes réticulaires, la mondovision en couleurs et l'éclairage atomique, ou d'avant les ordinateurs en réseau, la téléphonie en couleurs et les réacteurs en fusion, que ce monde d'hier en apparaît d'ici comme déployé sous un ciel différent, comme baigné d'un autre climat sidéral ; et à tout prendre semble plus intéressant, plus propice que celui qu'on a là ; plus à notre cote, à l'évidence mieux proportionné à nos registres sensoriels et aux sentiments du coeur humain. Et c'est la raison pourquoi dès qu'il en est question ils s'empressent de troubler l'eau, pour nous le montrer au contraire tout fangeux d'iniquités, d'odeurs fortes, de misogynies presque incroyables.
& si bien qu'à seulement évoquer le musée d'avant la presse des touristes qui font la rentabilité, aux salles paisibles de visiteurs dispersés et murmurants, c'est déjà refuser aux plus nombreux l'horizon culturel élargi, trahir en implicite une connivence avec ces âges obscurs dépourvus de lois sociales et vouant ses femmes à se ruiner en gestations sans avoir leur mot à dire en aucune rubrique, à les brimer partout en tant qu'inférieures, etc.
(Je note ici avant d'oublier, que cette sophistique n'est propre qu'à démonter la naïveté : l'évident progrès moral qu'est pour les hommes et les femmes de se rencontrer sur un pied d'égalité ne nécessitait pas les couches jetables, ni le fer électrique ou le congélateur, et l'union libre n'était pas à la condition de l'industrie lourde et du travail posté, ni des satellites du GPS ou des poêles anti-adhésives ; il n'y fallait que la stupéfaction de Fourier devant ces hommes s'invétérant à leur malheur de tenir la femme en sujétion ; d'une manière générale les révolutions morales ne réclament rien d'autre que de l'imagination morale, de l'énergie morale, de la joie morale à souhaiter de se rendre mutuellement heureux. Je note aussi que ces tableaux de l'art, où se voient tant de figures avenantes, procèdent bizarrement tous, on ne sait comment, de ces mêmes âges obscurs.)
& s'agissant de l'actualité, si l'on s'inquiète d'avoir à se contaminer désormais, par simple contact avec la vie usuelle, de ces mimétiques et nanomatériaux et biocides s'insinuant pour affecter au plus profond l'organique, ils s'en étonnent et opposent à ce malaise les tables officielles de prolongement de la vie et cet accès facile qu'on a maintenant aux informations et controverses touchant à ces questions en trois clics, facilité impensable quand ces molécules n'existaient pas encore.
Ou si l'on a la mégarde de soupirer devant ces améliorations qui sont partout incessantes à effacer les derniers débris d'une vieille présence humaine dont nous procédons - par quoi nous n'étions pas ici en touristes, en créatures instantannées -, qui formaient une sorte de pont avec le passé et offraient une halte dans le temps, pleine de significations et comme familière au promeneur découvrant là une possibilité d'existence simple et humaine, d'un rapport humain avec le monde, des aménités, des grâces anciennes en asiles de ruelles silencieuses bordées de maisons et de cours, d'une ville déjà grande, non encore démesurée, de faubourgs pauvres mélangés de jardins touffus, de vergers derrière les murs, où notre brièveté on ne sait comment s'éprouvait tout à coup comme une joie, la difficulté est écartée sans patience comme un enfantillage ne méritant pas qu'on s'y arrête, comme ressortant à de simples "regrets sentimentaux", d'ailleurs impuissants et irréalistes, et par là risibles aux yeux de la philosophie de l'histoire et quoi qu'il en soit hors de propos à ceux des fonds spéculatifs, comme des geignements de caractères faibles peinant à s'adapter aux modifications rapides, peu capables d'en apprécier l'aubaine au contraire, la foison d'opportunités nouvelles, etc.
Étranges incriminations, et curieuse réclame en faveur de ce monde rénové où il n'y a pas lieu de consulter les sentiments humains, où il n'est pas souhaité qu'ils se fassent connaître, où au contraire ils seraient si on les écoutait en entraves au perfectionnement de l'activité, une cause de frottements gênant des processus qui ne doivent à aucun prix se ralentir, pour lesquels il ne peut y avoir de dimanche, sinon à péricliter aussitôt dans la déflation, les faillites en cascades, les défauts de paiements en pandémie incontrôlable. - Étrange, car après tout ce sont par ces raisons sentimentales les besoins de l'âme qui trouvent à s'exprimer, à regretter ces beautés et ces agréments qui ornaient si heureusement le monde commun, si propres à donner du charme à la vie, qui aidaient à mourir et à penser, à vivre et à mourir, et quel autre but pourrait être celui d'une association des hommes, sinon de satisfaire à ces besoins-là ?
Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse. 2011-2015