Et de fait, dans l'état de paupérisation psychique où nous nous trouvons généralement à l'intérieur de l'âge collectiviste et ses inhibitions d'une vie étroite et dépourvue de perspectives, entravée en tous ses mouvements et imaginations, beaucoup en sont réduits à visionner par une fenêtre apposée au mur de leur séjour l'existence comme elle pourrait se dérouler intense, dramatique et irréversible par suite de péripéties rapides dans quoi on serait pris entièrement ; dans un monde dont les habitants semblent, vus du dehors, posséder une consistance, un caractère propre, une présence personnelle qui fait l'envie du spectateur ayant échoué à prendre forme solide dans la réalité ; qui ont des dilemmes à la croisée des chemins, des émotions les prenant visiblement tout entiers, à prononcer des paroles qui engagent pour la suite des épisodes, etc., et qui pourraient être après tout les siens s'il n'en était pas précisément le public sur son canapé ou devant l'ordinateur.
On dirait que l'ennui et la frustration autrefois de la vie provinciale étriquée cherchant dans les romans de mœurs les intrigues, les décors et les figurants d'une aventure où devenir enfin soi-même en fantasmagorie privée, se sont étendus à l'ensemble du monde habité dont les populations du haut en bas de l'échelle des salaires ont ces séries de la radiovision en passion commune de bovaryser ; et que l'on peut trouver partout immobiles le cerveau branché aux visions de cet autre monde de personnages familiers, dans le souci de ce qui doit leur arriver à la longue comme dans une vie.
& à ce que l'on peut en entendre c'est d'un esprit semblablement provincial, de petite ville plus tard au temps des chemins de fer et de la T.S.F., que s'animent les réseaux de messageries sociales instantanées, étrangement une même psychologie de notabilités et gloires locales repliées entre elles-mêmes à faire des coteries de sottises et de préjugés, de cervelles exigües s'adonnant en sociétés restreintes à la joie mauvaise du commérage, du ragot inédit, du verbatim tordant à se moquer ensemble ; un pareil empressement aux insinuations, aux malveillances de rumeurs infamantes, de photos compromettantes qu'on se fait passer avec indignation ; et puis des racontars pour passer le temps, des persiflages, toute une excitation mutuelle à commenter des insignifiances, à se gausser, à donner son avis sur les affaires du monde, à publier ses toquades, à partager l'unanimité vertueuse, à penser la même chose exactement.
Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse. 2011-2015