Régulièrement j’élimine des toiles, inabouties ou qui ont “tourné mal ”, banales, sans rien qui m’excite et qui sont d’ailleurs des sortes d’aventures avortées… Alors qu’à un moment, il y avait quelque chose qui était apparu, qui me paraissait intéressant à pousser, à intensifier, et puis ça s’est détourné, ça s’est terminé par quelque chose de morne, pas vraiment inachevé parce que l’inachevé c’est par rapport à un modèle parfait ou… qui n’est pas du tout ce que je poursuivais, mais quelque chose de morne me laissant dans un état médiocre, alors ces toiles-là, je ne les garde pas, je les détruis, je récupère juste le châssis. Ensuite, à la campagne ou à Sète, je brûle ces toiles. J’ai des rouleaux de toiles dans les coins et à Sète un endroit du jardin sert à ça.
Maintenant, j’ai un atelier blanc, vide aussi pour ne pas être menacé par les toiles que je pense réussies, beaucoup plus menaçantes que celles ratées, que celles que je n’aime pas. Les toiles «réussies» ont toujours tendance à me tirer à elles, j’aime autant ne pas les voir, les oublier, les mettre ailleurs. Une toile que je viens de terminer, je veux dire d’abandonner, je la mets contre le mur, le dos tourné, et je ne la regarde que quelques jours après, c’est variable, quelquefois une semaine et quelquefois même je l’oublie et je la regarde un mois ou deux après et puis je la remets contre le mur ou bien je la place dans un lieu qui est celui où la décision de la détruire ou non sera prise. Puis je la revois quelques fois encore deux ou trois fois et si elle ne me paraît pas pouvoir vivre, à ce moment-là je la détends et je la brûle. Il y a parfois des toiles que je revois à un mois de distance et qui, elles, se sont terminées toutes seules, en quelque sorte. Elles ne sont pas du tout ce que je pensais, mais elles sont peut-être mieux que ce que je croyais avoir atteint. Vous savez, quand une toile commence et va bien, c’est peut-être une illusion. C’est parce qu’elle se trouve sur un chemin connu et ce n’est pas comme cela qu’elle arrive à être une bonne toile. C’est au moment où je suis perdu, où je ne sais plus, que commence souvent l’aventure intéressante.
Je suis tombé, une fois, sur un mot de saint Jean de la Croix : «Dans ce chemin, perdre le chemin, c’est entrer en chemin.» Il y a quelques mots de ce mystique qui conviennent bien à la création artistique. Ainsi : «Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrai, sauf pour un je ne sais quoi qui s’atteint d’aventure.» C’est là, je crois aussi le vrai secret.
Pierre Soulages, Entretien (avec Jean-Michel Le Lannou), Philosophique, n°2, 1999, pages 89-97.
«Wir leben unter finsteren Himmeln, und –es gibt wenig Menschen. Darum gibt es wohl auch so wenig Gedichte. Die Hoffnungen, die ich noch habe, sind nicht groß. Ich versuche, mir das mir Verbliebene zu erhalten. »
Paul Celan, 18 mai 1960, Lettre à Hans Bender.