c'est un peu long mais très intéressant ! =)
Un jour, une admiratrice demanda à Armstrong ce qu'est le jazz, celui-ci lui répondit « si vous le demandez c'est que vous ne le saurez jamais. ».
So what ? Comment interpréter cette réponse péremptoire ? Est-ce à dire que nous ne pouvons que ressentir le jazz ? Que nous ne pouvons définir le jazz ? Cette musique échappe t-'elle à la pensée ?
Celui qui tente de définir le jazz n'échappe pas à l'un des deux pièges. Le premier, réduire le jazz à l'une de ses particularités : l'improvisation, le swing, le groove, des instruments types (le saxophone, la trompette..etc), un répertoire précis, un courant (le bebop par exemple), une communauté (les afro-américains), une région géographique (les États-Unis). Le second piège est de donner au jazz une définition trop vague et générale qui ne nous apprend rien sur cette musique. Dans les deux cas on manque l'essence du jazz. Nous pourrions définir un à un les différents courants mais nous n'appendrions rien sur le jazz en tant que tel.
Si le jazz semble impossible à définir, cela tient sans doute à un problème plus profond. Une définition se fixe sur du papier, elle est vouée à se perpétuer dans le temps. Or, depuis sa naissance le jazz se métamorphose. N'étant pas la musique antiquaire que beaucoup dénoncent comme telle, aussi bien le grand public que certains amateurs ou journalistes spécialisés, le jazz est sans cesse à redéfinir. Définir le jazz c'est lui attribuer des qualités propres, c'est le délimiter – Où ? Quand ? Comment ? Par qui ? De nombreux amateurs et spécialistes, sont prompts à juger de ce qui est du jazz et de ce qui n'en est pas. Ainsi Panassié décida que le bebop ça n'était déjà plus du jazz. Les définitions sont rassurantes, elles abondent et ne nous intéressent que peu, laissons-les aux encyclopédistes et aux historiens.
Penser le jazz est un véritable défi tant cette musique regorge de paradoxes. C'est une musique unique, reconnaissable entre toutes et pourtant une musique hybride et métissée, le jazz est singulier tout en étant pluriel, il s'écrit binaire mais se lit ternaire, il se construit souvent à partir de thèmes composés mais se développe dans l'improvisation, celle-ci exige virtuosité et rigueur mais poursuit la liberté, lors de improvisation le jazzman est seul mais jamais totalement livré à lui même. C'est à partir de ses paradoxes que nous penserons le jazz. Par ses paradoxes et par d'autres aspects, en particulier l'improvisation, véritable jeu de funambule, nous envisagerons le jazz comme un moyen de poursuivre la quête d'un surhumain.
Multikulti
L'arbre du jazz prend ses racines dans le blues, les chants de travail (worksongs), le gospel, les cantiques, les musiques africaines, les fanfares, le ragtime, les musiques européennes. Le jazz a digéré toutes ces musiques pour créer un genre nouveau. Le jazz est l'enfant de deux traditions opposées, l'oralité africaine et la culture écrite occidentale. Le jazz est la musique métissée par excellence, elle est une musique bâtarde, quasi-monstrueuse.
Le métissage peut apparaître comme un danger. Tout d'abord si l'on croit au mythe de la pureté, le métissage serait dégénérescence, il polluerait la génétique de composants étrangers. Ainsi la musique africaine perdrait ses qualités – l'instinct, la spontanéité, l'efficacité rythmique, la transe créée par les répétitions...etc- en se mêlant aux musiques occidentales. De même, la musique occidentale perdrait ses qualités – la richesse harmonique, la sophistication, la subtilité classiques européennes – en se mêlant aux musiques africaines. Quand il y a différence, nous sommes tentés de hiérarchiser. Cette discrimination s'est souvent faite aux dépends des traditions africaines. Mais le métissage peut aussi apparaître comme un danger sans que les raisons invoquées soient d'ordre discriminatoire. Le métissage peut être refusé parce qu'à terme il conduirait à la négation des différences, des identités. L'autre est le garant de mon identité comme je suis garant de la sienne. A l'heure de la globalisation nous avons conscience des problèmes que posent le métissage des cultures. Ce métissage conduit d'une part à une uniformisation qui nie la diversité des cultures en imposant un modèle dans lequel personne ne se reconnaît tout à fait et d'autre part ce métissage se fait souvent aux dépends des cultures les moins dominantes politiquement, économiquement, artistiquement, idéologiquement. Ce métissage, ou plutôt cet impérialisme dissimulé, se fonde sur la croyance que nous pouvons attribuer une vérité à une culture, et que cette vérité dépend de la place économique, politique, artistique, idéologique de cette culture dans le monde.
Le jazz doit-il être considéré comme dégénérescence des musiques africaines ? Des musiques occidentales ? Le métissage du jazz est-il la négation des différences ?
Selon le généticien Albert Jacquard, seul un isolement suffisamment long et rigoureux d'un des groupes formant aujourd'hui l'humanité aurait pu représenter une race. Un isolement n'aurait pu être qu'artificiel, provoqué et maintenu par l'homme ainsi que le font les éleveurs d'animaux pour créer une nouvelle race. Mais la rencontre et les échanges avec l'autre sont le sens de la culture. Celle-ci s'inaugure avec l'exogamie, c'est au contraire l'isolement, la consanguinité qui fait dégénérer un peuple. Le métissage vivifie les peuples en apportant du sang neuf, il célèbre l'unité de la vie.
Le jazzman est comme soumis à une situation œdipienne. Il aspire à posséder la mère, l'origine africaine, et voudrait tuer son père, l'occident qui s'est appropriée sa mère Afrique (par l'esclavage). Cette tendance à vouloir trouver les origines africaines de sa musique, est évidente lorsqu'on écoute par exemples The Magic of Juju de Archie Shepp, l'introduction interprétée avec des flûtes des monts Mandara dans Watermelon man de Herbie Hancock (Headhunters,1973), Karma de Pharoah Sanders...etc. Mais le jazzman ne peut tuer la part d'occidentalité qui est en lui. Il est en même temps l'enfant de l'Afrique et l'enfant de l'Occident. L'afro-américain est d'un troisième type, il a du créer son propre folklore. D'ici deux ou trois siècles, peut être que des musiciens comme Thelonious Monk, Charlie Parker, Miles Davis ou John Coltrane seront répertoriés dans les rayons folk/musique du monde de nos disquaires.
On ne peut pas dire que le jazz a dégénéré les musiques qui constituent ses racines car celles-ci ont parfois continué à exister (voir même à se développer) en faisant fi de cette musique. On trouve toujours les musiques africaines, le blues, le gospel sous leurs formes antiquaires. Le jazz ne doit pas être considéré comme le prolongement des musiques africaines ou des musiques américaines, il est un folklore différent. N'en déplaise aux réactionnaires, aux puristes et aux adversaires du jazz on ne peut nier que grâce au jazz les traditions musicales africaines et occidentales se sont renouvelées. L'influence du jazz sur le reste de la musique a été considérable. Sur les musiques africaines d'abord : y aurait-il eu des musiciens comme Fela Kuti au Nigeria, Mahmoud Ahmed en Ethiopie, Lionel Loueke au Bénin, Cheik Tidiane Seck au Mali..etc, sans le jazz ? Son influence sur la musique occidentale est encore plus remarquable, certains spécialistes et musiciens (Miles Davis dans son autobiographie) le placent même à l'origine de toutes nos musiques populaires occidentales contemporaines. Le jazz a même influencé quelques compositeurs classiques, Gershwin, Ravel, Stravinsky, Chostakovitch.
En unissant des traditions musicales opposées, le jazz semble célébrer l'unité des musiques. On ne peut pourtant pas dire que son métissage nie les différences et réunit les musiques en un modèle uniforme. En effet c'est un genre musical d'une grande diversité, il y a presque autant de jazz que de jazzmen.
Des jazz ?
Comment le jazz peut-il être aussi pluriel en même temps si particulier, si singulier ? Qu'y a t'il de commun entre toutes ses courants ?
Ce qu'on peut croire de commun entre tous les jazz est cette volonté de rencontres, de confrontations, de métissages. Le jazz « pur-jus » n'existe pas. Bien sûr chaque période a son courant dominant, le New-Orleans, le Hot, le Swing, le Bebop, le Cool, le Hard-Bop, le Modal, le Free, le Jazz-rock, Le Jazz-ECM...etc. Mais même en ne s'intéressant qu'à un courant particulier on s'étonne de la diversité des musiques. La frontière de cette musique est difficile à définir aussi parce que les jazzmen se cultivent de tous les genres musicaux : Bossa Nova (Stan Getz, Coleman Hawkins, Dizzy Gillespie), Tango (Richard Galliano), Rock ( Miles Davis, Weather Report, Mahavishnu Orchestra, Larry Young et Jimi Hendrix), Rock Progressif ( Return to forever), Pop (Sylvain Luc, Pierrick Pedron), Métal (John Zorn, Mr Bungle), Hip-Hop ( Miles Davis, Steve Coleman), Funk (Herbie Hancock, Headhunters), musique classique occidentale (Magma, Gil Evans, Raphaël Imbert), musiques contemporaines (Don Cherry, Tony Williams, Frank Zappa), folklores régionaux ( Valentin Clastrier, André Minvielle, Akosh.S), Dub (Erik Truffaz)...etc.
C'est peut être le swing qui est la caractéristique fondamentale du jazz. Ce swing est difficile à définir, il signifie balancement. Il est l'interprétation ternaire d'une formule binaire, deux croches sont interprétées ainsi que deux croches d'un triolet. Le swing n'apparait pas sur partition, il ne se saisit qu'avec l'interprétation. Le swing confère au jazz son caractère physique, corporel, dansant. Le swing échappe à l'écriture musicale, ainsi il inaugure le jazz comme musique purement sensible. On pourrait comprendre le swing comme la souplesse, le partage entre tension et détente dans le jeu d'un instrumentiste. Il n'existe pas un swing mais des swings. Comme le remarque André Hodeir dans Les Mondes du jazz, « Le swing de Louis Armstrong n'est pas le même que celui de Roy Eldrige ; et celui-ci n'est pas le même que celui de Dizzy Gillespie. ». Les différences de swing ne varient pas seulement selon les époques ou selon les écoles, André Hodeir signale les différences de Swing selon trois combinaisons avec Monk en élément fixe : Monk-Blakey ; Monk-Clarke ; Monk-Roach. Avec l'émergence du Free et du Jazz-rock (retour au binaire) le swing a été un peu abandonné, seuls les musiciens doués comme Herbie Hancock, Chick Corea, Tony Williams, Jaco Pastorius, John Coltrane...etc sont parvenus à « jouer jazz » dans des musiques qui n'appelaient pas naturellement au swing.
L'improvisation est aussi une caractéristique fondamentale du jazz. Il s'agit d'un création spontanée, instinctive. Elle s'élabore généralement à partir d'un thème, d'une grille d'accords, de modes. Mais si l'improvisation est devenue une caractéristique fondamentale du jazz, on l'a rencontre aussi dans les autres genres musicaux et n'a pas été inventée par les jazzmen. La musique existait avant l'écriture, elle devait se pratiquer par l'improvisation. On la rencontre aussi chez Bach, dans la musique arabe classique...
Discours d'ouverture du congrès des enjazzés
« Enjazzés, mes frères,
J'aimerais, avant d'ouvrir cette nouvelle réunion du congrès, que nous rendions hommage à nos plus illustres réformateurs/déformateurs, Louis Armstrong, Duke Ellington, Charlie Parker, Miles Davis, Thelonious Monk, Ornette Coleman ; ainsi qu'à nos ambassadeurs à travers le monde, en particulier Don Cherry, Django Reinhardt, Bernard Lubat, Krzysztof Komeda, Trilok Gurtu, Jan Garbarek, Fela Kuti. Aussi je vous prierai d'observer une minute de musique.
Voilà bientôt un siècle qu'existe notre communauté. Si, depuis sa naissance elle a su se doter des institutions nécessaires, notamment le Birdland, le Village Vanguard et le Blue Note, celle-ci a toujours prit ses racines dans les folklores et dans la rue. Si notre communauté est composée de nombreux membres elle a toujours su s'auto-gérer, nos réformateurs/déformateurs, représentants, ambassadeurs s'imposant tout naturellement selon la loi de l'aristocratie.
Notre communauté a toujours eu en vue l'épanouissement et le dépassement de l'individu, ainsi au fil de l'histoire, nous avons su nous adapter selon les besoins de chacun. Considérant que le collectif n'existe que pour faire valoir le singulier, ce sont non seulement les individus qui ont pu s'épanouir mais aussi la communauté toute entière.
Notre communauté a toujours été fondée sur l'audace, plutôt que de fuir l'échec nous nous y sommes précipités pour y chercher la réussite. Il semble que plus nous nous perdions, plus nous nous trouvions. Contrairement aux sociétés humaines traditionnelles nous n'avons jamais accepté le concept d'identité. Celui-ci justifie la tendance naturelle de l'homme la plus néfaste : l'immobilisme. Notre devise, mes frères n'est-elle pas « Nous ne sommes pas, nous devenons » ?
Notre communauté a toujours eu un rapport particulier avec son histoire. Les pères fondateurs, Opprimés ! Humiliés ! Aliénés ! Ont créé le jazz pour dépasser leur existence.
Nous savons quelles sont nos origines, nous connaissons notre passé individuel et collectif. Nous avons appris à oublier suffisamment pour pouvoir agir. Ainsi savons-nous nous reposer sur le seuil de l'instant. Si nous perdons foi nous nous plongeons dans notre histoire pour y trouver les œuvres du passé qui nous redonnerons inspiration et courage. Nous avons conscience de la dette que nous avons à l'égard de nos aïeux mais, parce que nous les aimons et les respectons, nous nous refusons à les imiter et préférons plutôt les châtier. Nous sentons nos racines plus que nous ne les voyons.
Notre communauté aspire avant tout à la liberté. Nos lois ne sont pas écrites, elles n'existent que pour être transgressées. La législation a toujours été le refuge des superflus. Les seules lois efficientes sont celles que se fixe l'individu. C'est la discipline qui a fait de nous ce que nous sommes. Les enjazzés savent mettre leur discipline, leur rigueur, leur virtuosité au service de la liberté. Notre discipline n'a en vue que la réalisation de nos buts individuels et collectifs. Notre virtuosité nous confère la liberté de faire ou de ne pas faire, la liberté de choisir. Nous sommes affranchis de la nécessité.
Notre communauté a toujours mis un point d'honneur à l'éducation. Nous veillons à ce que, dès le plus jeune âge, nos enfants reçoivent une culture jazzistique solide. Dès l'âge de 5 ans les enfants sont retirés à leurs familles et sont livrés à eux-mêmes. C'est dans la rue et au sein de clubs qu'ils complètent leur culture musicale et apprennent à jouer d'un instrument individuellement et collectivement. L'enseignement se fait oralement. Nous identifions les meilleurs élèves par leur spontanéité, leur mémoire, leur virtuosité et leur sensibilité. C'est à partir du moment où ils commencent à jouer d'un instrument qu'ils apprennent l'art du funambulisme et la boxe. Si aucune contrainte n'est imposée aux enfants en matière d'éducation, les mesures prises par la communauté, en particulier le fait qu'ils soient livrés à eux-mêmes dès le plus jeune âge, leur confèrent une force de caractère et une maturité précoce qui les rendent conscients de l'effort à fournir pour gagner leur place au sein de la communauté. C'est avant tout la passion anime nos jeunes. Bien sûr nous avons eu, en notre sein, quelques superflus mais ceux-ci se sont eux-mêmes exclus de notre communauté. Notre communauté fait ses preuves depuis bientôt un siècle, et tant que les hommes feront preuve d'audace, de curiosité et d'aspiration à la liberté et à la grandeur, elle continuera à se développer et à révéler les individualités exceptionnelles. Je vous remercie de votre attention. »
Musique du Surhumain
Destination out
Suite à une diaspora sans précédant, le jazz, bien que d'origine afro-américaine, a su s'imposer partout dans le monde. Noirs, blancs, métis, américains, européens, africains, asiatiques...,le jazz est joué par tous. Cette musique s'est exportée chez tous les peuples. Ceux-ci ont su la métamorphoser, l'adapter en l'imprégnant de leurs cultures. En ce sens on ne peut pas comprendre le jazz comme un folklore ainsi que nous le suggérions plus haut. C'est parce que l'essence du jazz est de sortir de lui-même, de s'ouvrir au monde, de se métisser, qu'il s'est ainsi exporté partout dans le monde. Jouer cette musique implique d'avoir l'audace de confronter les cultures, de prendre le meilleur de chaque tradition musicale. Le sens du jazz est de conquérir d'autres horizons, parfois d'autres arts. Le jazz n'a pas des fondements biologiques. Il n'y a pas de sang de jazzman. Quiconque se donne les moyens techniques et spirituels peut jouer.
Comme un arbre qui aspire à monter davantage vers les hauteurs et la clarté, le jazz doit s'enraciner dans la terre. Ce n'est pas un hasard si ce sont les musiciens free qui, en premier, se sont tournés vers d'autres folklores (John Coltrane, Don Cherry, Archie Shepp, Frank Wright, Dewey Redman, Pharoah Sanders, Jan Garbarek...). En s'inspirant tant des folklores ces musiciens aspiraient à une existence plus terrestre que jamais.
Alors que la majorité des groupes de rock des années 70 se reforment pour rejouer leurs tubes, les jazzmen vont toujours de l'avant. L'exemple le plus significatif est celui de Miles Davis qui n'a cessé de se renouveler, de s'imprégner des musiques du moment ( Jimi Hendrix, Sly and the Family Stone, James Brown dans les 70's, Prince, Marcus Miller, Michael Jackson, Cyndi Lauper dans les 80's, le hip-hop au début des 90's). Miles ne s'est accordé que deux moments de nostalgie dans sa vie, un concert avec Quincy Jones où il interprète son répertoire de la fin des années 50 avec Gil Evans et son concert en 1991 à La Vilette avec ses anciens sidemen. La musique consommable fuit l'échec, le jazz au contraire, va au devant de la complexité, de l'échec.
Body and Soul
Déjà par son étymologie, gism qui signifie force, exaltation, sperme, nous devinons que le jazz est une musique corporelle, érotique. Ce corps, méprisé par l'occident, a été réintroduit avec le swing. Mais, avant ça, le jazz c'est le travail du musicien sur son corps. En pratiquant son instrument, le jazzman va apprendre à maitriser son corps et à le modifier : ce sont les joues de Dizzy Gillespie se gonflant extraordinairement, ce sont les doigts malmenés du pianiste Horace Parlan, c'est Brian Blade qui se cambre avec douleur pour frapper sa batterie, c'est Monk balayant le sol de ses pieds lorsqu'il joue avec conviction, c'est Jacques Coursil pratiquant la respiration circulaire. C'est aussi Coltrane qui joue malgré des maux de dents chroniques, Miles abandonnant sa trompette pour un orgue lorsqu'il a ses lèvres fissurées, Hank Jones assurant encore des tournées à l'âge de 91 ans, Michel Petrucciani qui devient un des pianistes les plus doués malgré une maladie des os de verre. Le jazzman prend conscience de son corps et se l'approprie pleinement en le modifiant. Le corps devient l'instrument du jazzman.
Le jazz c'est aussi un corps qui s'exhibe, qui s'affirme devant un public. Armstrong souriant généreusement à ses auditeurs, Miles tournant le dos au public et sortant ostensiblement de scène après son improvisation, Sun Ra affublé de costumes mythologiques, Roland Kirk jouant de trois saxophones en même temps, Christian Vander en transe, tournant de l'oeil (ostensiblement ?) en chantant Zëss avec son groupe Magma.
Peut être que la somme des parties de l'orchestre de jazz forme lui même un organisme. Les peaux que l'on frappe, le souffle vital d'un saxophone ou d'une trompette, les vibrations du coeur-contrebasse, la pulsation, l'âme-piano qui harmonise le tout. Le jazz est pleinement lui-même lorsqu'il est joué avec des instruments acoustiques : lorsqu'on entend le souffle du saxophoniste, la friture des cuivres, la contrebasse et le coffre du piano qui se remplissent du son, lorsque le batteur tape même sur les pieds qui soutiennent la batterie. Si nous préférons le jazz acoustique, il n'empêche que de nombreux musiciens ont su avoir un son aussi expressif sur des instruments électriques que sur des instruments acoustiques (Jaco Pastorius, Herbie Hancock, Joe Zawinul, John McLaughlin, Jean-Luc Ponty...)
Light as a feather
Le swing confère au jazz sa légèreté, sa souplesse, son caractère dansant. On s'abandonne au jazz comme à une cérémonie religieuse, nous sommes poussés à la transe, comme si un Dieu s'incarnait en nous, comme si nous étions possédé. Les langages sont trop lents, par cette danse nous laissons parler notre corps, inconsciemment. Nous nous dépassons dans l'ivresse de la danse. Nous ressentons transe et enthousiasme. C'est une expression primitive, instinctive, spontanée qui nous guérit de la pesanteur. C'est le rythme qui produit la vie. Même pour un musicien free comme Cecil Taylor, le rapport du jazz à la danse est important : " J'essaie d'imiter au piano les sauts dans l'espace que font les danseurs".
Speak like a child
Jouer du jazz c'est pouvoir exister sans le dieu-partition. L'improvisation est l'acte suprême de rébellion, c'est donner l'inattendu, c'est désobéir. C'est aussi sortir du troupeau. L'improvisateur n'est porté que par sa seule volonté. Les thèmes, les modes, les grilles d'accords lui permettent de donner du sens à son propos, ce sont aussi des contraintes qui mettent l'improvisateur dans une situation où il devra faire ses preuves, se dépasser. Les détracteurs du free diront qu'il s'est affranchi des contraintes et pourrait être joué même par des non-musiciens, les amateurs diront que les musiciens free ont abandonné tout repère et jouent dans une situation de grande adversité. Le meilleur free-jazz est celui qui est joué par les jazzmen ayant fait l'expérience des contraintes, connaissant le blues. Mais ce qu'on nomme free est plus un moment de la vie d'un jazzman qu'un courant du jazz. Même si Miles Davis critiquait ce courant, sa musique pendant les années 70 pourrait être qualifiée de « libre ».
Le jazz est la musique de la grande santé. La santé c'est la capacité d'un organisme à s'adapter au milieu. Le bon improvisateur est capable de jouer dans n'importe quelle tonalité, n'importe quel mode, n'importe quel répertoire. Le bon improvisateur est celui qui sait surprendre et ne se répète pas. Afin de ne pas se répéter, le jazzman doit avoir derrière lui des heures de pratique de l'instrument, une connaissance parfaite des gammes, des modes et une culture musicale exemplaire. Le jazzman pourra créer avec la spontanéité joyeuse de l'enfant. La technique, la virtuosité ne sont qu'instruments et jouets. L'improvisateur n'a que quelques mesures de vie, il est conscient de sa mortalité, il doit s'affirmer, se dépasser avant de retourner à la poussière. Ce dépassement de soi est le sens de l'existence. Quand il suit une progression en I-II-V (tonique-sous dominante, dominante) on peut dégager la cadence suivante : équilibre, élévation, déséquilibre, son improvisation se résout et s'affirme par un éternel retour à la tonique. C'est cette dynamique qui donne sa force et son humanité au jazz (puisqu'il symbolise l'éternel cycle de la vie). Les langages sont trop lents, le jazzman créé un langage de l'urgence : l'improvisation. Improviser c'est choisir, penser en un temps record, c'est aussi parfois laisser faire le hasard. Comme le dit Albert Jacquard, l'imprévisibilité est la nourriture de la vie. L'improvisateur créé dans l'extase, il déborde de lui-même.
Le jazzman avance tel un funambule, sans vertige et sans crainte sur le fil de l'improvisation. Le reste de l'orchestre partage sa solitude en lui donnant les moyens de se dépasser. On dit que le bon improvisateur est celui qui fait swinguer le batteur. Danger d'avancer, danger de s'arrêter net sur le fil. Il ne suffit pas à l'improvisateur de progresser sur le fil, il doit mettre sa virtuosité au service de l'audace et de la beauté. Par l'espace dans son jeu il créé le suspens, il suscite l'attention (Space is the place ! ) et par son swing il avance sur le fil avec élégance et souplesse. En improvisant le jazzman affirme son moi plein de contradiction et de confusion, conscient qu'il « faut avoir encore du chaos en soi pour enfanter une étoile dansante. »
Conclusion :
Beyond the sound barrier
En raison de ses nombreux paradoxes le jazz peut difficilement être assimilé à un genre musical. En effet nous avons constaté que le jazz était multiple, qu'il se métamorphosait en se métissant et en s'ouvrant à d'autres musiques. Le jazz n'est pas un genre musical mais une façon d'aborder la musique et la vie : aspiration à la liberté, aux rencontres, au dépassement de soi.
Depuis bientôt un siècle, le jazz fait ses preuves en tant que musique, il est universel. Nous pouvons espérer que cette véritable utopie déborde largement le cadre musical pour s'affirmer dans tous les domaines humains.