jules_albert a écrit :
Extrait de la postface de Celia Izoard, excellente traductrice de
1984 (éditions Agone) :
Pour goûter toute l'ironie de ce spot publicitaire, il faut rappeler que la critique et la pensée orwellienne étaient au cœur de l'inspiration qui a présidé à l'avènement de la révolution numérique. À la fin des années 1970, pour les mouvements contestataires, une société fondant sa croissance sur celle d'un complexe militaro-industriel était vouée à dissoudre jusqu'au goût même de la liberté. À l'époque, face à IBM, emblème de l'État répressif associé aux grands groupes monopolistiques,
les geeks "peace and love" s'étaient emparés des ordinateurs et des réseaux dans l'espoir d'inspirer des communautés virtuelles conviviales soustraites à l'emprise des bureaucraties. Si le modèle de la Silicon Valley est bien l'héritier du projet Manhattan (qui a mis au point la bombe atomique durant la Seconde Guerre mondiale) et des investissements publics dans la recherche en électronique, il est aussi le fruit des rêves de toute une frange de la contre-culture californienne issue des campus universitaires.
L'utopie cybernétique s'est bel et bien matérialisée. Plebiscitée par les classes moyennes, qui ont éprouvé dans la "société de consommation" une euphorie de liberté et de puissance. Mais ce qui s'annonçait comme une révolution face aux tendances totalitaires de la société de masse les a prodigieusement renforcées. L'omniprésence technologique a rendu caduque toute aspiration à retrouver une autonomie matérielle à échelle humaine. Et elle a moins rapproché les individus les uns des autres qu'elle ne les a rapprochés des machines, décuplant notre vulnérabilité à la manipulation de masse.
"L'aboutissement logique du progrès mécanique, notait Orwell en 1937, est de réduire l'être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal." On trouverait difficilement meilleure image pour décrire la situation créée par le capitalisme numérique. Nous vivons dans un monde où nombre de tâches professionnelles, de loisirs et de conversations ont lieu derrière des écrans. De plus en plus, les possibilités infinies offertes par le mouvement du corps et les cinq sens sont remplacées par une hypertrophie du cerveau, exclusivement alimenté par la vue et l'ouïe. À l'heure où le transfert des activités humaines en ligne justifie la fermeture des espaces publics, notre expérience du monde se déroule sur les parois de verre des bocaux numériques.
L'isolement engendré par notre quotidien numérique crée une atmosphère d'irréalité et de scepticisme qui rappelle singulièrement ce "théâtre d'ombres" qu'est le régime océanien, dans lequel Winston constate que "tout se perd dans la brume". La trame de notre perception du monde et des autres est aujourd'hui faite d'innombrables messages et suggestions de moteurs de recherche déterminés par des algorithmes qui adaptent la réalité à nos préférences. "Quand vous tapez "changement climatique" sur Google, selon où vous vivez, vous aurez des réponses différentes, explique Justin Rosenstein, ancien ingénieur de Facebook et Google. Dans certaines villes, on vous suggérera "Le réchauffement climatique est un canular", dans d'autres, "Le changement climatique détruit la nature". Cela dépend d'où vous faites la demande et des centres d'intérêt que Google vous connaît."
Ce "cerveau dans un bocal" est donc en passe de devenir un trait dominant de notre quotidien. Et comme dans
1984, où les livres sont écrits par des machines, on voit apparaître les premiers romans intégralement rédigés par des algorithmes. À l'instar de Winston Smith, un internaute ordinaire peut vivre à son insu "comme un scarabée sous une loupe", ou, pour le dire avec les mots de Tristan Harris, un ex-designer de Google décrivant l'intelligence artificielle développée par les plateformes, "comme une araignée dont on stimulerait expérimentalement les pattes pour voir quel nerf va répondre". Cette mécanique de prédiction et de manipulation des comportements, généralisées à des fins commerciales, est aujourd'hui tout aussi banalement mise à la disposition des États.
L'avertissement d'Orwell au moment de la parution de 1984 est là pour nous le rappeler : "La morale à tirer de ce dangereux cauchemar est simple : Ne permettez pas qu'il se réalise. Cela dépend de vous."Tellement vrai que cela est flippant.
Je ne sais même pas si je serai capable de relire 1984 aujourd'hui.
Lorsque j'étais plus jeune j'avais cette "belle" insouciance de la jeunesse, maintenant je l'ai perdu ; elle s'est métamorphosée en une certaine lucidité qui amène de la souffrance en songeant à cette liberté qui nous échappent.
La technologie est, ou était, la promesse de nous délivrer des tâches ingrates... donc nous donner de la Liberté... Mais qu'en est-il vraiment?
L'outil qui devait nous aider devient une entrave, pire encore une chaîne qui se resserre de plus en plus... Qui est le maître, qui est l'esclave ?
Parfois, il faudrait mieux ne pas savoir...
Autant l'ignorance est un fléau, autant la connaissance ne nous délivre pas... ???
La technologie aussi sophistiquée soit-elle, n'est pas la Connaissance...
Je ne sais que penser, je suis très mal à l'aise et je pense qu'effectivement je ne pourrais pas relire 1984.