voici le premier chapitre d'une brochure de guy debord sur le surréalisme publiée de façon anonyme en 1968 et jamais rééditée depuis.
peu de gens savaient que debord avait écrit ce texte avant que vaneigem révèle la chose dans "rien n'est fini, tout commence" en 2014.
le texte a été publié comme un fascicule, orné d'illustrations, de l'encyclopédie du monde actuel (edma), la même collection où mustapha khayati a publié son résumé sur les marxismes et la révolution que j'avais posté il y a quelques mois:
https://www.guitariste.com/for(...).html
Le Surréalisme
Une révolution de l'irrationnel
Il n'est guère d'aspect de la vie moderne qui ne porte les marques plus ou moins profondes du surréalisme. Qu'il s'agisse des arts, de la littérature, de la publicité, voire de la politique, les modes de pensée et de création élaborées par André Breton et ses disciples font irruption à tout propos, même lorsque l'intention subversive a disparu. D'où vient le surréalisme ? Qui ont été ses adeptes ? Comment a-t-il évolué ?
I. Les origines
1. Le mouvement surréaliste, parti pris passionné de tous les aspects irrationnels de l'existence humaine, est pourtant le produit de conditions historiques rationnellement comprises. Il peut apparaître comme le moment ultime que tout le développement de la culture moderne, depuis un siècle, avait fait attendre. Un tel processus s'était d'abord inscrit dans l'histoire de la poésie française. Ceux qui fondèrent à Paris, en 1924, le surréalisme, tous poètes originairement, agissaient en fonction de cette expérience primordiale.
2. Annoncé par quelques tendances longtemps négligées du romantisme (les extrémistes « bousingots » ou l'œuvre onirique de Gérard de Nerval), le courant qui s'affirme autour de 1860 avec Baudelaire peut être défini comme celui de l'autonomie du langage poétique. Désormais la poésie (c'est-à-dire les hommes qui veulent faire un usage poétique du langage) rejette tout raisonnement extérieur et se donne pour fin la contemplation de son propre pouvoir. En même temps qu'elle entreprend la démolition de toutes ses formes d'expression convenues, la poésie se sépare de la société dont elle nie les valeurs et se proclame en révolte contre l'ordre « bourgeois ». Cette poésie récuse dans le monde tout ce qui n'est pas elle et, en même temps, progresse vers son propre anéantissement en tant que poésie.
3. Cette dissolution manifestée par l'époque symboliste, et au plus fort degré chez Mallarmé (« On a touché au vers ») dont l'œuvre est une progression vers le silence, s'est accompagnée avec Rimbaud de l'irruption d'un nouveau langage en liberté, d'une surprenante densité d'images. Les surréalistes seront dans la postérité de Rimbaud, qui avait voulu « le dérèglement systématique de tous les sens », et dont la brève activité poétique, achevée à vingt ans, après 1873, par une fuite aux antipodes, avait signifié l'insuffisance de l'écriture.
4. Plus qu'en Rimbaud, la subversion surréaliste du langage a trouvé son modèle accompli dans les écrits du « comte de Lautréamont », Isidore Ducasse :
Les Chants de Maldoror et la préface à un ouvrage resté inconnu qu'il intitula
Poésies. Lautréamont, mort à vingt-quatre ans en 1870, avait introduit dans la poésie un principe de destruction plus radical que le choc rimbaldien des années immédiatement postérieures, mais qui dans son cas devait opérer à retardement. Passée complètement inaperçue sur le moment, à peine signalée vingt ans plus tard par la critique symboliste, l'œuvre de Lautréamont sera retrouvée et diffusée par les surréalistes. Elle unit, à un stade extrême, la maîtrise des pouvoirs du langage et leur autocritique négatrice. Elle renverse toutes les données de la culture. Elle lègue au surréalisme sa définition de la beauté : « Beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d'une machine à coudre et d'un parapluie. »
5. L'achèvement du processus de destruction interne de l'ancienne forme poétique, avant 1914, s'est poursuivi avec Alfred Jarry (principalement dans le cycle théâtral d'Ubu); certains aspects de l'œuvre d'Apollinaire (« O bouches l'homme est à la recherche d'un nouveau langage ») comme théoricien de « l'Esprit nouveau » dans l'art et comme poète (suppression de la ponctuation dans
Alcools, poèmes-conversations ultérieurs); la poésie futuriste dont l'Italien Marinetti fut l'initiateur, et qui eut des partisans en Russie, notamment le jeune Maïakowski; le prédadaïsme du poète-boxeur Arthur Cravan, qui deviendra dans la guerre mondiale « le déserteur de dix-sept nations ». En 1916, à Zurich, se fonde le Mouvement Dada qui, avec Tristan Tzara (« La pensée se fait dans la bouche »), réduit le poème à la juxtaposition de mots indépendants; et finalement, avec Raoul Hausmann et Kurt Schwitters, à l'onomatopée.
La destruction dans l'art moderne
1. Un mouvement de libération et de négation analogue à celui qui a déterminé les étapes de l'innovation dans la poésie moderne s'est produit parallèlement dans la peinture, l'autre champ principal de ce qui deviendra l'expression artistique du surréalisme. À partir des années 1860, l'impressionnisme, inauguré par les œuvres d'Édouard Manet et Claude Monet, rompt avec la représentation académique, la soumission au sujet anecdotique. L'affirmation autonome de la peinture se fonde sur la couleur et va vers une remise en cause toujours plus radicale des normes admises de la figuration.
2. La poursuite de ces recherches s'affirme vers la fin du siècle avec Cézanne, Van Gogh et Gauguin, qui en a formulé au mieux le programme en écrivant qu'il avait « voulu établir le droit de tout oser ». Le fauvisme de ses successeurs sera à son tour dépassé, à partir de 1907, par le cubisme de Braque et Picasso. Dans la peinture cubiste, après la perspective construite par la Renaissance italienne, c'est l'objet représenté qui se trouve lui-même désintégré.
3. À partir de 1910, la tendance extrême de l'expressionnisme, courant principalement issu de l'Allemagne et de l'Europe du Nord, dont le contenu a été explicitement lié à une critique sociale, constitua à Munich le groupe du « Blaue Reiter », dont les expériences sur la forme pure devaient déboucher dans l'abstraction. Paul Klee restant à sa frontière et Kandinsky le premier s'y établissant fermement. Peu après, le « suprématisme » de Malevitch atteignait consciemment le stade suprême de la destruction de la peinture. Ayant exposé, en 1915, un simple carré noir peint sur fond blanc, il en vint à peindre en 1918, dans la Russie en évolution, un carré blanc sur fond blanc.
4. Plus immédiatement déterminante dans l'explosion du surréalisme sera l'anti-peinture du mouvement dadaïste : collage, mélange de l'image et de l'écriture, correction de tableaux fameux (la Joconde embellie de moustaches) ou objets directement provoquants, tel le miroir exposé sous le titre « Portrait d'un imbécile », dans lequel les amateurs ne voient que leur propre traits. Cet extrémisme absolu a été surtout le fait de Francis Picabia. Par ailleurs la figuration angoissante des paysages construits par Giorgio de Chirico dans sa « période métaphysique » (avant 1917) a constitué une des sources de la sensibilité surréaliste, dans la peinture et en dehors d'elle.
5. Une autre expérience déterminante pour la peinture surréaliste est celle de Marcel Duchamp qui, depuis 1912, s'était borné à signer des objets tout faits (les « Ready-made ») et à composer une peinture sur verre, « La Mariée mise à nu par ses Célibataires mêmes », qu'il laissa inachevée après plusieurs années de travail. Depuis la première guerre mondiale, réitérant le refus dédaigneux dont Rimbaud avait donné l'exemple, Duchamp a abandonné l'art et, pendant un demi-siècle, s'est intéressé principalement au jeu d'échecs. Son prestige a toujours été grand chez les surréalistes, qui n'ont pas tous poussé aussi loin le mépris des activités artistiques.
Freud et l'exploration de l'inconscient
1. Toutes les remises en question qui éclatèrent au début du siècle dans les différents domaines de la connaissance eurent une influence sur la pensée et l'affectivité que devait définir le mouvement surréaliste. Toutes confluèrent vers un refus du rationalisme dit cartésien, qui avait régné universellement dans un moment de l'histoire de la société européenne. L'ethnologie aussi bien que la reconnaissance des arts non européens ou primitifs, les théories d'Einstein sur la relativité dans l'espace-temps ou les découvertes de Planck sur la structure de la matière brisaient la vieille image du monde, tandis que certains aspects de la pensée dialectique issue de Hegel mettaient en cause la société. Rien cependant ne produisit sur le surréalisme naissant un impact aussi déterminant que la psychanalyse de Freud.
2. Les découvertes de Freud sur le rôle de l'inconscient, la répression, l'interprétation des rêves et des « actes manqués », le refoulement et l'étiologie des névroses appartenaient aux dernières années du XIXe siècle. Le freudisme était devenu vers 1910, un mouvement international développant une théorie et une thérapeutique. Mais en France, comme plus généralement dans les pays soumis à l'influence du catholicisme, la pensée psychanalytique restait, même dans l'après-guerre, à peu près inconnue ou tournée en dérision. Elle se trouva reçue dans l'avant-garde poétique avant de l'être dans le milieu médical.
3. André Breton, qui avait étudié la médecine, fut un des premiers défenseurs de Freud en France. De la technique freudienne des associations spontanées, Breton devait tirer une nouvelle forme de poésie, l'écriture automatique, inaugurée dans son livre de 1921,
Les Champs magnétiques, écrit en collaboration avec Philippe Soupault. Pour le surréalisme, le recours à l'automatisme où s'inscrit la créativité de l'inconscient représente la méthode même, maintenant rationnellement comprise, qui rend compte du langage poétique de Lautréamont et de Rimbaud, et même de toute la part de création poétique effective, décelable dans la masse des poèmes des époques antérieures.
4. Le surréalisme considère que l'usage possible des découvertes de Freud va très au-delà de la fondation d'une nouvelle poésie : c'est une arme absolue pour la libération du désir humain. Bien qu'une telle interprétation rende justice au côté le plus révolutionnaire de l'œuvre de Freud, elle ne pouvait manquer de s'opposer aux tendances conformistes qui demeuraient dans la pensée sociale de celui-ci. La position surréaliste était plutôt comparable à celle de Wilhelm Reich ou à l'interprétation qu'a présentée depuis Herbert Marcuse. Mais un malentendu plus fondamental découlait de l'option surréaliste unilatérale en faveur de l'irrationalisme, poussée jusqu'à une certaine croyance en l'occultisme. Freud, au contraire, avait toujours scientifiquement poursuivi un élargissement du rationnel.
Le malaise dans la civilisation
1. Ce qui a unifié, dans la révolte surréaliste, le refus des anciennes conditions poétiques et le refus de toutes les valeurs morales et sociales, ce fut évidemment l'expérience de la première guerre mondiale, dans laquelle les futurs surréalistes avaient été pour la plupart jetés. De l'atrocité du conflit et de l'absurdité de l'ordre social qui se reconstituait imperturbablement sur les ruines, le dadaïsme avait tiré sa violence absolue et collective qui, dans l'Allemagne troublée de 1919, le mêla aux tentatives de révolution ouvrière des spartakistes. Le surréalisme, qui hérita en ceci du dadaïsme, ne revint pas en arrière. Dans un milieu social moins étendu, mais plus longuement, il incarna une critique totale des valeurs dominantes.
2. Le mouvement surréaliste s'est affirmé radicalement ennemi de la religion, de la patrie, de la famille et de la morale. Il a repris, avec une vigueur accentuée par les formes surprenantes de son langage, toutes les positions de l'anarchisme extrémiste (en y ajoutant une négation de la science et du sens commun). Il a salué dans l'œuvre du marquis de Sade une manifestation exemplaire de la pensée révolutionnaire.
3. Dostoïevski avait constaté que « si Dieu n'existe pas, tout est permis ». Les surréalistes en viennent même à penser que tout est possible, et cette confiance euphorique a fortement coloré les premières années du mouvement. C'est qu'à leur critique sociale (« Il faut une nouvelle déclaration des droits de l'homme », annonce le premier numéro de leur revue,
La Révolution surréaliste) ils joignent une ferme croyance en la valeur magique efficace de la poésie enfin portée à son degré absolu. La dictée de l'inconscient va se substituer aux autres mécanismes psychiques « dans la résolution des principaux problèmes de la vie ».
4. Le surréalisme a été ainsi, dès son apparition, le constat d'une faillite historique de la société bourgeoise, mais il ne l'a comprise alors que sur le plan de l'esprit. Il a ressenti et dénoncé la crise de la bourgeoisie comme étant essentiellement la crise des mécanismes psychiques, et il a attendu de la découverte d'autres mécanismes psychiques une libération concrète. Les désillusions des surréalistes à ce propos les ont vite placés devant l'alternative de reconnaître une lutte révolutionnaire dans la société réelle ou bien d'accepter de s'enfermer dans la représentation artistique qu'ils voulaient dépasser : seul secteur du monde réel que leur abandon à la dictée de l'inconscient pouvait transformer effectivement.