jules_albert a écrit :
voici un livre qui fait écho à
l'abîme se repeuple de jaime semprun. alessi dell'umbria n’est ni sociologue ni journaliste. au début des années 1980, il participe à la première vague de révolte des banlieues. il assiste ensuite à sa défaite, à sa récupération et à la mise en place d’un véritable apartheid social.
ce livre incisif replace les événements de l’automne 2005 dans le contexte d’une désintégration sociale et d’un renforcement de l’état-léviathan. son propos dépasse d’emblée le faux débat opposant intégration républicaine et communautarisme religieux cher aux citoyennistes à la redstein.
la partie centrale de ce livre est parue en 2006, sous le titre
C’est de la racaille, eh bien j’en suis !. alessi dell’umbria est également l’auteur d'une
histoire universelle de marseille (agone, 2006) et de
r.i.p. jacques mesrine.
les classes moyennes sous anesthésies chimique et cathodique montrent leur incompréhension de ces violences urbaines, ayant oublié jusqu’au simple souvenir de l’article 35 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793 qui reconnaît l’insurrection populaire comme « le plus sacré des droits, et le plus indispensable des devoirs ».
alessi dell’umbria, quant à lui, les observe comme des sursauts de vitalité : « seules les bandes de jeunes s’efforcent d’habiter là où l’on n’est autorisé qu’à se loger ». l’état abandonne son rôle économique et social et « ne justifie plus son autorité que par une “pornographie sécuritaire” destinée à masquer l’insécurité sociale qu’il a lui-même générée ». faute d’usines, le surplus des classes ouvrières sera canalisé vers les prisons sur la base de la tolérance zéro, une théorie inventée aux usa : une « supercherie intellectuelle » et une « escroquerie politique » invalidé par les faits mais payante électoralement.
les incendies de la banlieue ne posent pas la question des droits mais celle de la lutte sociale réelle. parce que les jeunes chômeurs-à-vie et précaires qui naissent et grandissent dans ces zones de relégation ne sont pas le résultat d’une injustice particulière mais la condition de fonctionnement d’un pays capitaliste avancé. vingt ans après la défaite de la première vague de contestation dans les banlieues pauvres, la dislocation sociale a progressé, l’exclusion s’est faite plus radicale et la misère culturelle et politique sans limites. les jeunes révoltés sont l’encombrant produit de cette dislocation.
je voudrais revenir sur le livre d'alessi dell'umbria qui est remarquable. en voici deux passages formidables qui éclairent bien la situation :
Depuis 1981, on n'a pas cessé de parler du "problème de l'intégration" à propos des enfants d'immigrés nés en France. Maintenant la question de l'intégration ne se pose plus pour la simple raison que nous assistons à la désintégration accélérée de tout lien social. Dans ces conditions, ce que l'on appelle "intégration" se réduit au simple fait de se faire transparent et inoffensif.
Là où existe encore un sentiment de filiation (avec un lieu, un corps professionnel, une ethnie) l'État bute sur des résistances. La logique de ce pouvoir souverain étatique est de dissoudre tout lien direct entre les individus afin de ne laisser subsister que l'individu isolé. L'État parvient à ce résultat à force de déplacer, déraciner et déporter les personnes, les transformant par exemple en habitants de la "banlieue" parisienne. Ce n'est qu'en atomisant les individus que l'État peut s'imposer entre eux comme médiation universelle. Lorsque la capacité de construire des médiations ne repose plus qu'entre les mains de l'État, les relations entre individus acquièrent un caractère immédiat qui débouche sur la guerre de tous contre tous tel que décrit par Hobbes : c'est la société civile bourgeoise qui ne laisse pas subsister d'autre médiation entre les hommes que l'argent et qui érige l'intérêt privé en norme. Ainsi, cette société qui s'autodétruit en permanence nécessite l'intervention régulatrice de l'État.
Une fois ce processus d'atomisation mené à bien, il reste les institutions, l'édifice de l'État, les frontières politiques dont la finalité première et ultime est de contrôler et soumettre les masses solitaires au moyen du système disciplinaire. Soumission acceptée en échange de la protection. Même la révolte de l'automne 2005, par son caractère désespéré et furieux renforce le corps étatique défenseur, le discours totalitaire du Léviathan policier car celui-ci trouve sa réalisation pleine dans l'état d'exception : c'est là que le concept d'État confirme son essence.
Les trois dernières décennies ont vu la banalisation de cet état d'exception à mesure que la thématique rebattue à l'infini de l'insécurité offrait le décor émotionnel indispensable. La courbe ascendante des effectifs et des moyens policiers paraît illimitée. La dérive vers un état d'exception permanent est contenu dans le concept même de souveraineté étatique, et cette tendance englobe depuis longtemps tous les pays occidentaux. Dans le cas français, on commence à faire appel aux assassins d'élite du GIGN contre des grévistes un peu trop récalcitrants (ce fut le cas à Bègles et à Marseille en 2005).
[...]
La République fonctionne selon les mêmes canons que l'illusion religieuse : de même que tous les chrétiens étaient égaux face à Dieu, tous les citoyens sont égaux face à la loi. Cette égalité se matérialise lors des journées électorales, dans l'
isoloir : en République, c'est l'isolement de l'individu qui fait de lui un citoyen. La simple addition de tous ces individus isolés lors des élections est ce qui constitue la République : dit d'une autre façon, la fondation de la communauté abstraite de la politique est fondée sur la désintégration de toute communauté concrète.
Ainsi, nous n'aurons même pas échappé aux sempiternels discours citoyennistes, car après deux semaines d'émeutes, l'humoriste Djamel Debbouze incitait les jeunes à s'inscrire sur les listes électorales. En France, tout s'achève par des élections. On a mis fin au soulèvement de Mai 68 par une consultation électorale... ¿ Ne serait-il pas un étrange résultat de la révolte de 2005 que d'avoir à choisir en 2007 entre Fabius et Mamère, entre Royal et Buffet afin de faire barrage à Sarkozy ?
Mais quelle élection mettra un terme à la désintégration urbaine et rurale, à la misère psychologique et culturelle, à la manipulation médiatique des masses solitaires, à l'exploitation de plus en plus brutale de la main-d'oeuvre, à l'exode et au déracinement mondial des individus, à la falsification industrielle de l'air que nous respirons, de l'eau que nous buvons et des aliments que nous mangeons ?
Les Debbouze et consorts qui ont réussi au sein de la société française se situent dans la perspective d'une
upper middle class bronzée et noire, d'une
beurgeoisie. « Au-delà des mots, il faut passer aux actes » déclarait Joey Starr en brandissant sa carte d'électeur à l'occasion d'une concentration citoyenniste. Dix ans auparavant, le même Joey Starr, au cours d'un concert qui avait marqué les mémoires, avait incité les jeunes à attaquer la police. Mais voilà que lorsque ceux-ci passent aux actes, il n'a rien d'autre à leur proposer que d'aller faire un tour dans l'
isoloir. Quelle inversion de la réalité ! Les actes ont déjà eu lieu, dans la rue. Ce sont les mots qui manquent ou qui travaillent contre la révolte. Qui plus est, voter n'est pas un acte, c'est une délégation de pouvoir, de même que réduire l'énergie d'une révolte à la simple participation à un scrutin électoral c'est tenter de la court-circuiter.
La comédie citoyenniste (téléguidée par les charognards de SOS-Racisme, du PS et du PC) désarticule l'énergie de la révolte, dispersant la voix collective des jeunes exclus en bulletins de vote qui abandonnent leur seule force (celle de la communication directe entre eux) pour une délégation de pouvoir en faveur des professionnels de la parole politique. Il s'agit donc pour les citoyennistes, bien plus que de barrer le passage à Sarkozy, de mater la révolte des jeunes.
En 1981, un arriviste de la pire espèce est parvenu à prendre le pouvoir en utilisant un slogan de Mai 68 : "changer la vie". Faut-il encore être surpris par la "dépolitisation" de la jeunesse après avoir vu les prouesses de ce candidat élu et réélu ? Peut-être que cette jeunesse a compris que la vie ne se change pas à coup de décisions gouvernementales, mais concrétement, au jour le jour, au travers d'actes autonomes et collectifs. Le vote, acte individuel effectué dans l'
isoloir, qui délègue le pouvoir d'agir à d'autres, n'engage à rien.
Tandis que la révolte engage à tout...
revue de presse sur le livre d'alessi dell'umbria:
http://atheles.org/agone/eleme(...).html