Perfect Tömmy a écrit :
Citation:
En même temps les théories fumeuses d'un homéopathe proche des situationnistes et spécialiste en âneries en tout genre (cf. ses propos sur le Sida), faut peut-être pas les prendre pour parole d'Evangile...
Et surtout Bounan n'a rien l'air de dire sur la littérature en elle-même, ce qui devrait nous occuper ici.
Enfin quand on voit que les attaques sur Céline sont le fait de lecteurs de E.E. Schmidt et de Nabe, on se dit que certains sont quand même sacrément vicieux...
Bon de tout façon dès qu'on parle de LFC ça finit en bataille rangée. (Et ce depuis la publication du Voyage il y a 75 ans...)
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Bounan fait rire tous les universitaires un peu sérieux. Mais son bouquin est amusant parce qu'il y explique en gros qu'il est victime d'un complot venant de ceux qui veulent refuser de voir l'aspect génial et iconoclaste de sa lecture de Céline. C'est presque touchant de naïveté.
Le problème avec Céline, c'est qu'il était extrêmement cabotin, et s'amusait à dire tout et n'importe quoi en interview, en correspondance. Il aimait épater le gogo.
C'était avant tout un provocateur, pas du tout un auteur qui suivait un projet systématique, et ses pamphlets (qui sont surtout anti-tout d'ailleurs, de véritables morceaux de misanthropie) s'en ressentent.
Et qui prend encore au sérieux les universitaires (sérieux ou pas sérieux) ?
Philippe Alméras (un universitaire spécialiste de Céline) prend au sérieux le livre de Bounan. Il se plaint juste de ne pas être référencé dans
L'Art de Céline et son temps...
On peut tout à fait critiquer le livre de Michel Bounan, mais certainement pas en expliquant qu'il s'agit juste des théories d'un "homéopathe" qui n'aurait pas les brevets universitaires nécessaires pour nous expliquer qui était Céline. A ce compte-là Guy Debord ne devrait pas être lu puisqu'il n'avait pas poursuivi ses études au-delà du bac... Debord qui justement était l'ami de Bounan et se déclarait en grande sympathie avec ses théories sur le Sida exposées dans
Le Temps du sida (éd. Allia). On peut dire que Debord s'est rarement trompé à l'heure de juger un livre, il savait de quoi il parlait contrairement à la plupart des crétins d'université. Mais enfin, on peut aussi essayer d'évacuer toute la critique sociale en disant qu'elle fait "rire les universitaires un peu sérieux"... Ce n'est pas une tactique qui est très efficace à l'heure où l'Université a perdu le peu de prestige qu'il lui restait, mais elle est bien commode pour ceux qui ne veulent surtout rien changer à la société !
Céline était un cabotin, c'est vrai. Il l'avouait à son ami Joseph Garcin en ces termes peu après la sortie du
Voyage : "Evidemment dans les interviews j'amuse la galerie, pitre autant que je peux. Mais tout ceci entre nous" (13 mai 1933).
Céline était effectivement un provocateur, au sens policier, c'est-à-dire un
agent provocateur employé pour un travail bien précis de propagande, semblable au montage des
Protocoles des sages de Sion, un faux de 1902 fabriqué et diffusé à grande échelle par la police secrète tsariste pour tenter de canaliser le mécontentement révolutionnaire du peuple russe vers une cible neutre : les Juifs. C'est à une opération du même genre que participa Céline à partir de 1937.
De 1937 à 1941, Céline publie trois pamphlets violemment antisémites dont la substance est tirée dès le premier pamphlet, observe H.-E. Kaminski (
Céline en chemise brune, 1937), du matériel de propagande allemande diffusé par les services de Goebbels : attaques contre les pays sur lesquels l'Allemagne nazie a des visées expansionnistes, complaisances envers ceux que la diplomatie allemande s'efforce de ménager. Pour Céline, comme pour le régime nazi qui recherchait l'alliance des gouvernements arabes, les Juifs ne sont pas des "sémites" mais des "croisements monstrueux de nègres et de barbares asiates". Ces spéculations pseudo-scientifiques de la diplomatie nazie se retrouvent dans les pamphlets, artistiquement allégés par la grâce de la petite musique célinienne : "il suffit, certifie le poète-médecin, de regarder, d'un peu près, telle belle gueule de youtre bien typique, homme ou femme, de caractère, pour être fixé à jamais... Ces yeux qui épient, toujours faux à en blêmir... ce sourire coincé... ces babines qui relèvent : la hyène... Et puis tout d'un coup ce regard qui se laisse aller, lourd, plombé, abruti... Le sang du nègre qui passe".
L'objectif des pamphlets est, comme dans toute bonne propagande antisémite, de détourner la critique sociale et la menace révolutionnaire qui l'accompagne, d'en concentrer les feux et de les faire converger vers la communauté juive proclamée responsable de toutes les souffrances.
Dire comme tu le fais que les pamphlets de Céline sont simplement "anti-tout" et "misanthropes" est donc une grave erreur de jugement. Il n'y a pas de hasards chez Céline. Ses haines sont soigneusement choisies, il suit la flèche que lui indiquent ses commanditaires !
Azazello a écrit :
Bref peu de rapport avec la littérature.
Bounan dit tout de même certaines choses qui sont suffisantes pour comprendre la littérature de Céline. Céline ne s'est jamais flatté d'autre originalité que d'avoir inventé cette nouvelle manière d'écriture, et c'est encore à son "art" qu'on rend hommage actuellement. Comme cet art a beaucoup servi depuis, et encore aujourd'hui, il n'est pas superflu d'en dire les caractères originaux et les mérites très particuliers.
Vocabulaire, syntaxe et ponctuations visent d'abord à l'
innocence. Les mots devenus trop ignobles d'avoir traîné dans la récente ordure militariste, politicienne ou simplement sentimentale, sont rejetés ou tournés en dérision. Beaucoup de néologismes à virginité garantie, d'expressions faubouriennes ou argotiques peu suspectes de complicité avec la culture dominante, ses pompes et ses oeuvres. De fréquentes références aussi aux appétits les plus immédiats, alimentaires, défécatoires, sexuels, témoins irrécusables de sincérité et d'authenticité.
L'organisation de la phrase prétend davantage encore. Dégagée de sa charpente syntaxique, retravaillée et habilement remontée, elle suit apparemment le mouvement émotionnel spontané des personnages et des témoins, avec ses interférences inattendues, brutales, incongrues, et
avant tout arbitrage de la conscience.
La ponctuation participe enfin à la même entreprise : suppression fréquente des aiguillages classiques, panneaux indicateurs et autre police de la phrase, liés à la conscience discursive. Cette ponctuation est même souvent réduite, dans les ouvrages ultérieurs, aux seuls points de suspension, d'exclamation et d'interrogation, espaces du non-dit où s'engouffrent librement l'émotion et la réflexion du lecteur.
Le mouvement général du discours, celui des personnages ou celui du narrateur, rencontre ainsi avec bonheur celui du lecteur séduit : il doit convenir qu'on parle ici de lui, et que c'est lui-même qui en parle, il est simultanément lecteur, acteur, auteur.
L'innocence du procédé n'est pourtant qu'apparente. Ni les néo-vocables, mixtures d'anciens aux sonorités évocatoires (le néologisme actuel "sidaïque" par exemple), ni les images boulevardières n'ont la moindre signification hors de la culture commune. Moins encore les appétits prétendument élémentaires et lourdement suggestifs. Chez Céline, les nouilles, la merde et le sperme sont partout à leur place, centrale, mais avec leur odeur de petite madeleine rancie dans les bas-fonds de l'enfance commune et de l'élevage ordinaire.
Aucune innocence non plus dans la construction de la phrase célinienne. Suggestions émotionnelles et associations d'idées ne sont ni hasardeuses ni fortuites. Elles relèvent de mécanismes bien connus des concepteurs publicitaires et des prédicateurs. Ces mécanismes se construisent hors de la conscience, au cours du dressage familial et scolaire. Ils s'entretiennent dans la culture qu'ils contribuent en retour à maintenir. Des associations de mots, d'idées peuvent être ainsi prévues et imposées, à partir d'images apparemment anodines ; et des conclusions s'imposent, avec toute la force de l'évidence, dans le silence des points de suspension. Ces conclusions, suggérées mais non exprimées, ne sont pourtant que celles du lecteur. Aucune controverse possible : c'est un discours sans réplique.
Céline a souvent comparé son mode d'écriture à une "petite musique", construction linéaire vide de concepts, suivant des cheminements purement émotionnels, et échappant à tout contrôle de la conscience. L'application au langage de la technique musicale (valeur évocatoire des mots, suggestions émotionnelles, associations d'images, rythme et reprise des thèmes) transforme ce qui se fait passer pour un exposé, en un bloc expressif compact à l'abri de toute réfutation possible. On ne peut jamais critiquer ce qui est exprimé ici, on ne peut que dénoncer cette forme et, à travers elle, tout ce qu'elle sert à
faire passer.
Quelque vingt ans plus tard, Céline avouera cyniquement à ses lecteurs à quoi lui aura servi cette machinerie linguistique. Dans les
Entretiens avec le Professeur Y, il explique à son interlocuteur - qu'il appelle sans raison explicite, "colonel" - l'avantage particulier de sa "petite musique" : manipuler les lecteurs "ensorcelés", grâce à des "rails truqués", "biseautés", afin d'entraîner "les foules et le monde entier" là où il souhaite les mener.
Dans les mêmes termes, c'est "derrière le colonel et sa musique" que Bardamu, le malheureux héros, ensorcelé, s'engage dans le piège de la guerre avant de s'avouer bientôt, mais trop tard, "fait comme un rat". "Céline n'est pas Bardamu" a justement noté, dès 1933, Léon Daudet. Il joue déjà sa petite musique au service de futurs colonels, et sa forme d'écriture n'est, de son propre aveu, qu'une
machine à décerveler.
Tel aura donc été l'art de Céline : une forme d'écriture faussement innocente et consciemment manipulatrice au service d'une révolte soigneusement désarmée. On ne s'étonnera pas qu'un tel artiste ait su faire de sa propre biographie une oeuvre d'art construite selon le même procédé.