"l'or du temps" est extraordinaire sur ce sujet.
en voici un court extrait, mais je crains que ce ne soit suffisant pour saisir la portée phénoménale de ce que dit michel bounan dans ce livre d'à peine 50 pages :
Une conclusion s'impose à propos de cette traversée du temps sans changement. L'être vivant est promis à la mort seulement dans la mesure où il est soumis au temps. Ce qui est hors du temps est nécessairement
immortel. Le "Je" vivant est le seul élément mental réellement
éternel. Ni les aptitudes intellectuelles d'un individu, ni sa "morale", ni ses émotions, ni ses souvenirs, ne peuvent évidemment survivre à la décomposition de son corps physique. Seul survit ce "Je" sans mémoire et sans qualités. Et les anciens auteurs avaient de bonne raisons d'affirmer leur vie éternelle en cette
lumière universelle qu'ils avaient éprouvée en eux-mêmes. L'idée d'intemporalité et d'éternité, qui s'exprime quasiment dans toutes les religions, résulte ainsi de cette expérience exclusivement humaine du "Je" vivant. Le "Je" apparaît ici comme la manifestation intime de la "divinité", dissimulé derrière l'illusion trompeuse des idolâtries religieuses. Et c'est bien ainsi que Mansur al-hallaj l'entendait quand il proclamait, au Xe siècle de notre ère : "Je est Dieu". (Une telle proclamation, à une telle époque, lui valut d'être torturé et crucifié par les gardiens de l'idolâtrie musulmane officielle.)
[...] Toutes les idolâtries du passé sont pourtant déjà des produits dégénérés de l'expérience fondamentale du "Je" désindividualisé. On reconnaît cette expérience à la source des grands mythes gréco-romains, judéo-chrétiens, amérindiens, hindouistes et bouddhistes. Ces religions sont fondées sur une "révélation" (un dévoilement), une "illumination" qui est celle du "Je" universel et désindividualisé, hors du temps, principe de la vie elle-même.
C'est une telle expérience qui permet au divin Ulysse, cherchant à rejoindre sa patrie originelle, d'affirmer au cyclope : "Tu veux svoir mon nom, cyclope ? c'est
personne (
Odyssée, IX, 365). De même quand Moïse demande son nom au
feu vivant qui lui est apparu dans le buisson enchevêtré de sa conscience, celui-ci proclame : "Mon nom est l'Être invariable" (
Exode, 3, 14).
Toutes les religions constituées accusent avec raison d'athéisme ce qui se trouve être en vérité la pierre sur laquelle elles sont édifiées ; et à chaque redécouverte de la vérité principielle, "la pierre que les bâtisseurs avaient rejetée est devenue la pierre angulaire" (
Ps. 118, 22) d'une nouvelle religion.
En outre, ces religions ne se sont pas contentées de transformer en impératifs moraux d'authentiques témoignages de désindividuation, elles ont présenté leurs récits comme des événements historiques, c'est-à-dire manifestés, pour comble, dans l'écoulement d'un temps linéaire. Elles ont même proclamé que le sujet intemporel était lui-même un personnage historique et elles ont annoncé la "résurrection des morts" dans leur existence charnelle, cette même "résurrection des morts" à propos de laquelle les témoins authentiques font pourtant dire au "Je" : "Nul n'est monté au ciel, sinon celui qui est descendu du ciel" (
Jean, 3, 13).
Elles en sont ainsi venues à enseigner que tout individu est doué d'une âme
personnelle et
immortelle. Alors que tout ce qui est personnel, individuel, le corps physique et la psyché sont nécessairement mortels ; et que seul est éternel, hors du temps, ce qui est impersonnel : le sujet vivant qui anime la psyché, et l'énergie solaire qui anime les corps.
Ces idolâtries religieuses ont ainsi interdit à ceux qui prêtaient foi en leur contrefaçons la nécessaire mise à distance de leur individualité qui leur permettraient d'expérimenter leur "Je" universel et intemporel. Ces idolâtries ont bien été des pierres poussées sur le tombeau du
"fils de l'homme", pour l'empêcher de ressusciter.
Quand la nouvelle civilisation apparue en Europe il y a quelques siècles a exigé un peu plus de vraisemblance et de cohérence dans les discours des idolâtries officielles, et que leurs contes ont été ouvertement moqués, la morale prétendument fondée sur ces bases absurdes a été dénoncée à son tour comme illusoire. Cette morale purement autoritaire a donc été rejetée, libérant la seule animalité humaine et conduisant à la barbarie moderne.
On ne peut aujourd'hui s'opposer à une telle barbarie sans retrouver par soi-même et en soi-même les fondements véritables de la morale qui a permis autrefois d'en atténuer les effets ; et sans dénoncer d'abord les institutions religieuses, qui interdisent, depuis toujours, d'accéder à ces fondements.
l'or du temps, éd. allia.