C'est long (désolé) mais c'est intéressant
Comment nos élites sont devenues suicidaires
Comme la noblesse française avant la Révolution, les élites du monde anglophone défendent des idées et des causes qui mettent leurs modes de vie en péril.
Par Joel Kotkin pour Quillette (traduction par Peggy Sastre)
La noblesse française, écrivait Tocqueville dans L'Ancien Régime et la Révolution, se passionnait pour bon nombre de penseurs dont les textes et les observations allaient finir par menacer « ses droits particuliers, et même […] son existence ». Aujourd'hui, la farce semble se renouveler, alors que les personnes parmi les plus riches du monde se rangent derrière des causes qui, menées à bien, pourraient les priver de leur fortune, voire de leur tête. Partant, ils pourraient incarner les « idiots utiles », pour reprendre la formule de Lénine, de leur propre destruction.
S'ils ont eux-mêmes énormément bénéficié de l'essor des marchés libres, de la protection libérale des droits de propriété et de l'idéal méritocratique, beaucoup de femmes et d'hommes parmi les plus aisés de nos sociétés ont développé une tendance à adorer politiques et normes culturelles mettant en péril leur propre statut. Un phénomène d'autant plus aggravé par leur impériosité personnelle, comme a pu le révéler de manière particulièrement embarrassante le scandale des admissions universitaires aux États-Unis dans lequel les élites du monde du spectacle et du business ont triché, truqué des dossiers scolaires et graissé des pattes pour voir leurs enfants passer les portes d'établissements prestigieux.
Parallèlement, comme le révèle un récent rapport de l'OCDE, ces mêmes personnes continuent d'accroître leur part de la richesse mondiale et de le faire grosso modo au détriment des classes moyenne et ouvrière. Le ralliement à une inexorable « mondialisation » – soit essentiellement un déplacement du travail productif dans les pays en développement – peut apparaître désirable aux riches progressistes, qu'importe, comme le dit le géographe Christophe Guilluy, que la chose puisse signer le retour des « citadelles médiévales ».
Il arrive que les politiques des élites soient intégrées à des programmes « verts » qui, expulsant les industries de base du territoire, appauvrissent les classes inférieures et moyennes en augmentant les prix du logement et de l'énergie. Ce qui, ensuite, ouvre la voie aux mêmes rébellions paysannes – du Brexit à Trump en passant par la montée des régimes illibéraux en Europe orientale et la réémergence du socialisme – qui menacent leur hégémonie.
La gentrification de la gauche
Au XXe siècle, la plupart des chefs d'entreprise étaient conservateurs, ce qui tombait sous le sens : les grosses légumes s'alignaient avec leurs alliés de classe dans les « partis de la propriété ». Les conservateurs en Grande-Bretagne et au Canada, les libéraux en Australie, les républicains en Amérique et les gaullistes en France, tous soutenaient – à des degrés divers – un régime fondé basiquement sur les droits de propriété gravés dans la loi. Mais ces vingt dernières années, les classes supérieures ont encouragé des programmes environnementaux et sociaux nuisant fondamentalement au capitalisme concurrentiel et à la survie d'une classe moyenne dynamique.
À l'heure actuelle, au Canada ou en Australie, de nombreux partis de gauche traditionnels sont principalement financés par des riches et soutenus par l'élite. Des sections conséquentes de partis traditionnellement conservateurs, comme les démocrates-chrétiens d'Angela Merkel, ont aussi évolué pour se ranger derrière un programme internationaliste et vert. Il n'y a qu'en Grande-Bretagne, où prospèrent comme toujours les dandys excentriques un peu à l'ouest, que le parti travailliste de Jeremy Corbyn a relancé la lutte des classes à l'ancienne.
Aux États-Unis, une nette majorité de riches donateurs soutiennent désormais le parti démocrate plutôt que les républicains, le parti traditionnel de l'entreprise. La plupart des fondations ultra-riches – y compris celles créées par les descendants des Rockefeller et des Ford, dont les fortunes ont été construites grâce aux combustibles fossiles – penchent désormais toutes vers la gauche, en particulier sur les questions environnementales et culturelles.
Au cours des cinquante dernières années, comme dans la France pré-révolutionnaire, la vision du monde partagée par l'élite s'est de plus en plus détachée de la morale traditionnelle. Mais si les classes dirigeantes de l'ère industrielle continuaient à promouvoir la primauté de la famille, beaucoup de représentants des classes supérieures contemporaines suivent des lignes qui n'ont que peu à voir avec les valeurs traditionnelles – que ce soit sur le plan des rôles sexuels ou des normes culturelles. Et, de plus en plus, ils ne le font pas simplement par tolérance, mais par mépris farouche pour la culture familiale traditionnelle qui, jadis, aura pourtant jeté les bases de la prospérité sociale.
La gauche se démène pour imposer son point de vue
Ces mèmes hégémoniques sont maintenant véhiculés par de grandes entreprises. Pour appâter les bourses progressistes et calmer les ardeurs des guerriers de la justice sociale, Gillette a récemment sorti une campagne publicitaire s'attaquant à la « masculinité toxique » – une vulgate politiquement correcte qu'ont aussi adoptée des marques comme Audi, Procter & Gamble, Apple et Pepsi, avec des degrés divers de réussite. Aujourd'hui, les employés de Google, Microsoft et Accenture en Grande-Bretagne doivent se plier à l'orthodoxie progressiste sur les questions raciales et sexuelles – dans le cas contraire, le chômage est à craindre.
Une fois au pouvoir, la gauche se démène pour imposer son point de vue à la population. Les législatures de sept États, dont New York, ont adopté des projets de loi allongeant le délai légal d'avortement jusqu'au troisième trimestre [NDT : lorsque le fœtus n'est pas viable]. Dans le Colorado, le gouverneur Jared Polis, un magnat du secteur technologique, envisage de légiférer pour rendre l'éducation sexuelle obligatoire, y véhiculer des informations sur les relations transsexuelles « saines » et interdire le débat sur les normes genrées.
L'accent mis sur les questions culturelles confère une crédibilité progressiste aux politiciens ultra-riches comme le sont Polis, Jay Pritzker, le nouveau gouverneur de l'Illinois, ou l'ancien maire de New York, Michael Bloomberg. Reste qu'il élargit également le fossé entre les classes supérieures et celles que l'essayiste britannique David Goodhart appelle « les gens de quelque part » – les vieilles classes moyennes et ouvrières qui s'identifient fermement aux anciennes valeurs que sont la famille, la localité, l'État-nation et même la religion. Aux États-Unis, le fait de permettre à des hommes biologiques d'utiliser les toilettes des femmes est rejeté par au moins les deux tiers de la population. La proportion serait sans doute encore plus faible si on demandait aux gens de dire si élever ses enfants en fonction de leur sexe biologique est un signe de fermeture d'esprit et d'intolérance, comme l'affirment certains progressistes.
Enfin, il y a la question explosive de l'immigration, à qui l'on doit partiellement le Brexit, l'arrivée d'un populisme de droite en Europe et, bien entendu, la présidence de Donald Trump. Dans le secteur technologique, notamment, un « monde sans frontières » est perçu comme un moyen d'importer de la main-d'œuvre qualifiée peu coûteuse, ainsi qu'un nombre infini de nourrices, de jardiniers, de personnel hôtelier, de balayeurs et de femmes de ménage – tous essentiels pour maintenir les styles de vie du gotha.
La religion verte
Si nos élites laïques ont une religion, celle-ci tourne autour de l'environnement. Certains éléments de l'ancienne ploutocratie subsistent– on les retrouve dans les entreprises du secteur énergétique et manufacturier à la papa, qui résistent à verdir leurs affaires. Mais les leaders de pratiquement toutes les grandes entreprises technologiques – Apple, Google, Amazon, Microsoft et Facebook – travaillent d'arrache-pied pour s'identifier à ce qui relève de valeurs écologistes. Les coffres des associations écolo, comme le Sierra Club, reçoivent d'énormes donations, atteignant parfois les 100 millions de dollars, de la part de riches magnats à l'instar de Ted Turner, Michael Bloomberg ou Richard Branson.
Comme au Moyen Âge, l'activisme environnemental adopte une rhétorique apocalyptique. Lors de l'élection de Barack Obama, James Hansen de la NASA, l'un des héros de la lutte contre le changement climatique, allait déclarer que le nouveau président n'avait plus que « quatre ans pour sauver la planète ». En 2008, ABC affirmait que Manhattan serait « sous l'eau » en 2015 – des prédictions qu'accueillent couramment les médias, les milieux universitaires et les politiques sans faire montre d'un grand scepticisme. Et comme les prélats de l'Église médiévale, les porteurs de cierges de ce mouvement ont peu de patience pour les débats rationnels. Ceux – comme l'un des fondateurs de Greenpeace ou d'anciens membres du GIEC – qui critiquent les orientations actuelles de l'activisme climatique sont diabolisés et ostracisés.
Le changement climatique est un problème qui a besoin de solutions, mais les approches choisies par les super-riches exposent leur hypocrisie tout en menaçant leurs fortunes. À l'instar des aristocrates médiévaux, nos oligarques ont conçu des indulgences spéciales pour leurs comportements, tout en battant le rappel des injonctions vertes auprès du commun des mortels. Parce qu'ils veulent encourager tout le monde à la décroissance, ils luttent contre le climat avec style mais sans substance. Lorsqu'ils se rendent Davos, comme le Guardian l'a récemment signalé, c'est à bord d'environ 1500 jets privés prolixes en émanations de GES.
Les risques politiques sont cependant graves et réels, même si les gens de la haute ne semblent pas l'avoir remarqué. Partout où des politiques écologiques conventionnelles ont été imposées – en Grande-Bretagne, au Canada, en Australie ou aux États-Unis – la chose a eu pour conséquence une flambée des prix de l'immobilier et de l'énergie. En Californie, qui est sans doute le centre mondial de l'alarmisme climatique, les politiques vertes ont fait monter les prix de l'énergie et du logement à des niveaux inabordables, ce qui a généré les taux de pauvreté les plus élevés du pays. Et ce même si les réductions d'émissions par habitant ont été inférieures à celles de trente-neuf autres États. En outre, la Californie a également exporté des émissions de gaz à effet de serre, notamment en délocalisant une partie de son secteur manufacturier en Chine gourmande en charbon, ce qui a ainsi réduit son empreinte carbone, mais pas celle de la planète.
En Amérique et ailleurs, ces deux poids deux mesures sont des graines de rébellion parmi les classes dépendant d'une énergie fiable et bon marché et n'ayant pas les moyens de s'offrir de coûteux logements urbains. Même les pays à revenu élevé pourraient réfléchir à deux fois avant de répondre aux exigences des « écolos aux poches pleines » revenant à accabler davantage leurs classes moyennes et ouvrières n'en pouvant déjà plus, comme Emmanuel Macron l'a douloureusement découvert avec les « gilets jaunes ». Les démocraties fonctionnelles n'ont logiquement aucun intérêt à réduire sciemment la qualité de vie de leurs électeurs.
Qu'on leur coupe la tête ?
La fièvre verte de la nouvelle génération a un potentiel encore plus meurtrier. L'essor d'une idéologie de l'apocalypse imminente s'accompagne d'un nouveau fondamentalisme, rappelant à certains égards les mouvements religieux populaires qui ont ébranlé le catholicisme médiéval. Après tout, si nous sommes à la veille de la fin du monde, comment justifier le train de vie d'un si grand nombre de défenseurs patentés de l'environnement – le Prince Charles, Richard Branson, Leonardo di Caprio ou Al Gore ?
Au bout d'un moment, les élites pourraient découvrir que leurs gentilles petites bestioles vertes sont devenues indomptables. À l'instar du Parti communiste chinois dans les années 1960, les riches fournisseurs d'hystérie verte semblent créer un mouvement sectaire qui pourrait finir par menacer leurs propres intérêts. En Europe et aux États-Unis, des légions d'enfants militants, dont certains âgés de 14 ans à peine, préconisent des solutions radicales aux problèmes climatiques, ce qui pourrait avoir des conséquences économiques désastreuses. Des associations européennes – YouthStrike4Climate et Extinction Rebellion, en particulier – se voient encouragées par des fanatiques comme George Monbiot du Guardian dans des campagnes de résistance contre tout ce qui semble nuisible à l'environnement.
Aux États-Unis, le « Green New Deal » proposé par la députée Alexandria Ocasio-Cortez signifierait la fin de nombreux secteurs industriels, comme l'aérospatiale et les énergies fossiles, le gouvernement assumant les coûts liés à l'emploi de travailleurs déplacés et même de ceux qui ne voudraient pas se donner la peine de travailler. Contrairement aux progressistes gentrifiés, Cortez et ses alliés ne font pas de distinction entre les « bons » et les « mauvais » milliardaires – ils pensent tout simplement que les milliardaires ne devraient pas exister. Ici, on retrouve des positions défendues par Barry Commoner, l'un des pères fondateurs de l'écologisme moderne et selon lequel « le capitalisme est l'ennemi numéro un de la terre ».
Ce cocktail d'écologisme et de socialisme pourrait devenir un poison mortel pour l'oligarchie actuelle. Au sein du très ploutocratique parti démocrate américain, le socialisme a davantage le vent en poupe que le capitalisme. Le socialisme ne cesse aussi de séduire la Silicon Valley, où l'on devient de plus en plus sceptique face à des normes démocratiques ou constitutionnelles fondamentales comme le collège électoral ou la séparation des pouvoirs. D'aucuns, à l'instar de Benjamin Wallace-Wells du New Yorker, envisagent même la fin de la démocratie constitutionnelle telle que nous la connaissons – un système qui aura pourtant été le berceau des élites modernes.
Alors que la campagne pour la présidentielle américaine de 2020 vient d'être lancée, la plupart des candidats à la présidence du Parti démocrate sont favorables à des politiques génératrices d'un État social toujours plus étendu. Certes, les oligarques peuvent croire que ces politiques seront en grande partie financées par la classe moyenne aux abois. Mais, avec le temps, la logique fiscale fait que les ultra-riches finiront aussi par découvrir la nécessité de payer leur « juste part ». Soutenir le parti du « peuple » ne veut pas forcément dire la même chose lorsque ce parti penche vers le socialisme. Peut-être que Jeff Bezos d'Amazon voit dans son journal toutou, le Washington Post, un phare de la « résistance », mais cela n'empêche pas ses putatifs alliés de jeter ses plans d'expansion new-yorkaise dans le caniveau.
Parallèlement, l'élite doit faire face à une potentielle révolution venant de la droite, motivée par ce que Christophe Guilluy décrit comme « le grand marronnage » de la classe ouvrière vis-à-vis du système économique adopté par la gauche gentrifiée. Mais que la prochaine révolution vienne de la droite ou de la gauche, il est bien possible que nos élites se réveillent bien trop tard pour éviter leur perte, tout comme leurs homologues du XVIIIe siècle. Si l'histoire se répète, alors ce sera en grande partie le fruit de leur déraison, car manquer de respect aux valeurs et au système en premier lieu responsables de votre richesse peut finir par se payer cher. »
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