Marxisme,communisme... LE topic

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jules_albert

oskar anweiler, les soviets en russie

Les conseils d'ouvriers et soldats de 1917 servirent aux bolcheviks de tremplin pour une conquête du pouvoir. Ils ligotèrent la majorité non bolcheviste des conseils en interdisant les autres partis socialistes. À dater de l'été 1919, le Parti bolchevique put donc gouverner le pays seul, sans les soviets. Mais Lénine ne renonça nullement aux soviets même si ces derniers furent d'emblée incompatibles avec la doctrine bolchevique. Les propagandistes du parti avaient lié trop étroitement l'idée des conseils au bolchevisme (par le biais du mot d'ordre "Tout le pouvoir aux soviets !"), en même temps que les nouveaux maîtres avaient trop besoin de conférer à leur hégémonie un cachet démocratique.

Mais le triomphe du bolchevisme eut aussi pour effet de transformer fondamentalement l'idée des soviets : d'organes d'auto-administration prolétarienne et de vecteurs d'une démocratie radicale qu'ils étaient à l'origine, ils devinrent des organes permettant à l'élite du parti unique de diriger les masses.

Le parti, "force d'impulsion", et le soviet, "courroie de transmission", n'ont plus rien à voir avec l'idée d'autodétermination des masses, éliminant l'antagonisme de la "base" et du "sommet", telle que le Lénine de 1917 s'en était institué le théoricien et que la propagande bolchevique l'avait énoncée, mais qui ne fut jamais appliquée dans la pratique de l'État soviétique.



[...] Trotski taisait ainsi le fait que les "informes parlements ouvriers" avaient été des organisations ouvrières libres et démocratiques, tandis que "l'appareil de domination du travail" ne servait en vérité que d'instrument pour maintenir la domination du Parti bolchevique.

page 434
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jules_albert
Le changement qui a le plus d'importance, dans tout ce qui s'est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation médiatique, qui avait déjà auparavant atteint un stade de développement très avancé : c'est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois.
Les conditions extraordinairement neuves dans lesquelles cette génération, dans l'ensemble, a effectivement vécu, constituent un résumé exact et suffisant de tout ce que désormais le spectacle empêche ; et aussi de tout ce qu'il permet.

page 18, commentaires sur la société du spectacle, 1988
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jules_albert


Michel Gomez, Préambule à « Hommage à la Révolution espagnole » : https://lesamisdebartleby.word(...)oros/

La question n’est donc pas de spéculer sur les chances réelles qu’aurait eues la révolution libertaire espagnole d’aller plus loin mais de tirer les leçons sur la manière dont ceux qui s’étaient portés à sa tête l’ont fait perdre.
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Lao
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    Lao
    le 22 Nov 2019, 20:39
[mode dubitatif]
Un peu comme toutes les révolutions .... non?
[/mode dubitatif]
Pourquoi tant de haine ?
"Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent et tant que l’on n’aura pas dit que jusqu’ici que cela a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chance qu’il y ait quoi que ce soit qui change. " Henri Laborit.
jules_albert
Lao a écrit :
[mode dubitatif]
Un peu comme toutes les révolutions .... non?
[/mode dubitatif]

"un peu comme toutes les révolutions...", c'est justement ce flou artistique que les bons livres d'histoire cherchent à dissiper, car il y a encore des personnes qui souhaitent connaître les détails afin de savoir réellement qui est qui, et de quel côté de la barricade se situaient les protagonistes au moment des faits... en espagne, la plupart de ces partis soi-disants "ouvriers", "progressistes" et "de gauche" sont toujours en activité et se font passer pour des martyrs du franquisme cachant soigneusement leur rôle contre-révolutionnaire qui conduisit à la défaite et à la destruction du mouvement ouvrier.

l’histoire est un combat de plus de la guerre des classes en cours, c'est un combat contre les falsifications. il y a des enseignements à tirer de ces expériences passées.
à l’histoire de la bourgeoisie (droite et gauche confondues) il faut opposer l’histoire révolutionnaire du prolétariat : les mensonges doivent être battus en brèche par la vérité, les mythes et les fausses légendes par les archives.

"Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur. Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé." - George Orwell


extrait du préambule de michel gomez :

Le 19 juillet 1936 fut effectivement bien plus qu’une défense de la République contre un coup d’État, pour un grand nombre de ceux qui, les armes à la main, vainquirent pour la première fois les militaires dans une partie de l’Espagne. C’était le moment décisif d’une révolution préparée de très longue date, menée par des foules d’individus résolus, à la combativité entraînée, aiguisée, animées par un horizon, un projet égalitaire et libertaire, concret et détaillé, possédant, du moins le croyaient-elles, une organisation forgée à cette fin.
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jules_albert
un bon résumé de la révolution espagnole : http://gimenologues.org/spip.p(...)le713

extrait qui explique la tenaille formée par le fascisme brun et le fascisme rouge (stalino-républicain) :

Les militants libertaires se trouvaient dans la situation de devoir choisir entre une dictature fasciste et une dictature républicaine dirigée par des communistes. De combattre le fascisme en défense, non pas d’une révolution, mais d’un régime autoritaire bourgeois. Sa presse concurrençait les autres en matière de nationalisme et l’éloquence patriotique de ses délégués et commissaires, et était devenue méconnaissable. La faim et le froid frappaient la population qui souhaitait la fin de la guerre. La démoralisation s’empara irrésistiblement des masses qui luttaient pour l’abolition du travail salarié et des classes. La désertion prit un tour sérieux.
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jules_albert
jules_albert a écrit :


"Harold Isaacs qui écrit de si beaux paragraphes, de si excellentes phrases très bien traduites par René Viénet. Le livre est décidément beau et d'un profond intérêt." - J.-P. Manchette, Journal, page 438


‎"Ce livre, bien connu de tous les historiens de la Chine moderne et du mouvement révolutionnaire, qui fut publié pour la première fois en 1938 en Angleterre et légèrement remanié d'une édition à l'autre, est enfin traduit en français. Ouvrage passionné, mais aussi appuyé sur une documentation importante et souvent à l'époque ignorée des documents d'archives privées, des notes de Sneevliet et de Treint , il constitue une contribution de premier ordre à l'étude de la révolution chinoise de 1925-27 et plus particulièrement des effets désastreux de la politique que le Komintern imposa aux communistes chinois. A l'épreuve du temps, il n'a guère vieilli." (Pierre Souyri, 1968 ) ‎



La tragédie de la Révolution chinoise est le récit de la défaite de la révolution prolétarienne de 1925-1927, celle de Canton et de Shangaï. Harold Isaacs, qui a vécu le drame sur place et participé à cette «tragédie», analyse impitoyablement la politique stalinienne et cherche à montrer la responsabilité du Comintern dans la débâcle de la dernière des révolutions bolcheviques, le retournement de Tchang Kaï-chek contre les communistes et l'installation d'un gouvernement nationaliste. Publié pour la première fois en 1938 avec une préface de Trotsky, ce travail historique a été entrepris dans un but de «démystification». Il porte la marque d'une querelle et d'une époque : celle de l'affrontement Staline-Trotsky. Mais la passion qui l'anime n'enlève rien à sa valeur documentaire. Salué par la critique internationale, à chaque réédition, comme un ouvrage indispensable, il fait partie des quelques livres fondamentaux que le public français doit aujourd'hui connaître pour comprendre l'évolution de la Chine contemporaine.




harold r. isaacs, épitaphe pour une révolution, 1985
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Biosmog
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Intéressant!
Vous battez pas, je vous aime tous
jules_albert
Biosmog a écrit :
Intéressant!



nicolas valentinov, mes rencontres avec lénine

celui-ci aussi est très bon. c'est une image de genève en couverture.


Nicolas Valentinov, bolchevik de la première heure, est envoyé par le parti à Genève en 1904, où il sera pendant un an l'un des familiers de Lénine.

Comme tous les social-démocrates russes de forte personnalité, il sut rompre avec lui à temps pour ne pas subir une tutelle stérilisante, pour penser et agir en pleine indépendance.

Sur la psychologie, le caractère et le comportement de Lénine au naturel, il produit un témoignage inoubliable. On y voit un Lénine "photographié" dans le quotidien de sa vie, à une époque décisive de son existence et de l'histoire du monde. Son comportement, ses mimiques familières, sa personnalité contrastée apparaissent. Ouvrage original qui éclipse tous les précédents non seulement par une sincérité unique en une telle matière, mais du fait que l'auteur n'a cherché ni à camper intentionnellement le portrait achevé de son personnage, ni à composer un récit en bonne et due forme, ni encore moins à prouver quelque chose. L'intérêt de ce récit touffu et varié ne faiblit pas un seul instant et rien n'aide autant à comprendre Lénine, son rôle politique, son destin historique, son empreinte ineffaçable sur le devenir de la Russie et du monde.
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jules_albert

anselm jappe, guy debord (nouvelle édition, 2 janvier 2020)

Certaines époques ont montré qu'elles croyaient fortement à la puissance de la pensée critique. Notre époque, au contraire, a tenu ses penseurs, non sans raison, pour des gens totalement inoffensifs. Parmi les rares personnes considérées comme tout à fait inacceptables, on trouve assurément Guy Debord. Pendant longtemps, c'est la police qui s'est intéressée à lui, plutôt que les milieux intellectuels. Lorsque, malgré toutes sortes d'obstacles, sa pensée a fini par s'imposer, on a bien vite assisté à une autre forme d'occultation : la banalisation. Il existe peu d'auteurs contemporains dont les idées ont été utilisées de façon aussi déformée, et généralement sans même que l'on cite son nom.

Ce livre résume l'activité publique de Guy Debord, du lettrisme à la fondation de l'Internationale situationniste, des rencontres avec Henri Lefebvre et Socialisme ou Barbarie à Mai-68, de La Société du spectacle à ses films. Surtout, il veut préciser la place de Debord dans la pensée moderne : sa reprise des concepts marxiens les plus essentiels et les plus oubliés, son utilisation de Lukács, son importance pour une théorie critique aujourd'hui. Cet ouvrage prend au sérieux Debord lorsqu'il affirme avoir "écrit sciemment pour nuire à la société spectaculaire".
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jules_albert
jules_albert a écrit :


nicolas valentinov, mes rencontres avec lénine

extrait du chapitre 9 :

En 1943, E. Monod-Herzen m'offrit la traduction française de l'ouvrage du grand savant indien Jagadis Chunder Bose, Les autographes des plantes et leurs révélations.

Bose n'est pas un philosophe mais un physicien expérimentateur. Il écrit : "Au cours de mes travaux de physique, j'ai vu avec enthousiasme disparaître la frontière séparant la vie de la matière inerte."

On peut, explique-t-il, suivre la ligne de la vie, ascendante et d'une complexité croissante, en partant des minéraux et des métaux, pour atteindre, en passant par les végétaux, les animaux et l'homme. "Ce qui est, dit le Veda, est un, même si les sages donnent à ses parties des noms différents."

Le livre de Bose fit surgir de ma mémoire, comme si c'était hier, les réunions que nous tenions avec le groupe de Sémion Pétrovitch, quarante ans auparavant, dans une rue minable de Kiev. S'il avait pu lire cet ouvrage, Sémion Pétrovitch ne s'en serait plus séparé. Il n'aurait pas détaché son regard des descriptions montrant la réaction des plantes aux nuages qui passent, le sommeil et l'éveil du mimosa, etc. Il n'en aurait qu'avec plus d'assurance ce qu'il ne cessait de répéter :

"L'âme est en tout, la vie est partout, partout où un cœur bat. Il y a une âme dans l'homme, dans le cheval, dans l'oiseau, dans le poisson, dans l'herbe la plus simple. La pierre même a peut-être une âme, mais son langage nous est obscur."

L'idée d'une âme universelle, réunissant et reliant les unes aux autres toutes les âmes individuelles, était, pour Sémion Pétrovitch, liée à une autre question d'une importance capitale: celle de la naissance, de la manifestation et du développement dans cette âme (ou dans ces âmes individuelles) de la conscience morale, qu'il appelait "la voix de Dieu".

La pensée de Sémion Pétrovitch peut se résumer ainsi : à mesure que l'âme s'élève du petit caillou jusqu'à l'homme, sa complexité s'accroît et se manifeste notamment par le développement de la conscience et de l'intelligence. L'intelligence - et ici on peut penser que Sémion Pétrovitch avait été influencé par Pascal et Tolstoï - n'est aucunement la plus élevée des valeurs spirituelles, ne constitue nullement le bien suprême.

"La plante, affirmait-il, a une intelligence : sinon, elle ne se tournerait pas vers le soleil. L'épervier, le crapaud, le moustique, le serpent, le crocodile ont une intelligence. La véritable dignité de l'homme ne réside pas dans son intelligence, mais dans sa conscience. C'est la conscience morale qui fait de l'homme la créature suprême. La conscience est supérieure à l'intelligence. Un homme intelligent peut être méchant et faire souffrir son prochain. L'intelligence est orgueilleuse. Elle dit : je suis au-dessus de tous. Elle se moque de l'égalité et de la justice, auxquelles la conscience morale aspire. L'homme de conscience aspire au bien, à la sainteté. Il éprouve pitié et compassion pour les hommes. Il veut être pour tous un frère, un consolateur, un bon compagnon. La conscience, c'est Dieu lui-même. Vénérer Dieu, c'est être homme de conscience. Dieu n'est pas dans l'encensoir des popes, n'est pas dans les icônes, n'est pas dans les églises, mais bien à l'intérieur de l'homme. Un homme intelligent peut n'avoir pas de Dieu, mais l'homme de conscience porte Dieu en lui. Développer sa conscience est la tâche essentielle de l'homme. C'est le seul moyen de réaliser une véritable égalité, la fraternité universelle et le règne de Dieu sur la terre."

Victor Zeland et moi pensions alors être des marxistes à toute épreuve. Nous ne pouvions absolument pas partager les conceptions de Sémion Pétrovitch. Nous aurions pu, à la rigueur, les ignorer, si elles n'avaient entraîné certains partis pris politiques. Par exemple, tout en convenant que le gouvernement tsariste était composé d'hommes injustes et sans conscience, et qu'il fallait donc le renverser, Sémion Pétrovitch posait la question : comment le renverser ? Il admettait les grèves, le refus de payer l'impôt, le boycottage, parfois même l'emploi de la force pour s'opposer à la violence. Mais il reculait devant la "grande violence", les grandes effusions de sang génératrices de haines et d'injustices. Il produisait des citations de l'Évangile pour démontrer que la "grande violence", avec tout ce qu'elle impliquait, pouvait "étouffer la conscience". Or, si la conscience mourait, tout était perdu. Nous lui répondions que l'autocratie était encore debout, et bien debout, et qu'il s'apeurait déjà à l'idée de la renverser. Notre état d'esprit était tout autre : nous n'avions aucune peur de la violence, nous l'envisagions même avec enthousiasme, nous la jugions indispensable et justifiée. Elle nous semblait être la preuve de notre volonté de lutter pour notre idéal.

Autre très sérieux motif de désaccord avec Sémion Pétrovitch : la chute du tsarisme, conduisant dans un avenir éloigné, mais que nous ressentions comme très proche, à l'instauration d'un régime socialiste, représentait un bien absolu. Pour lui, c'était un bien conditionnel, soumis à une multitude de "si", de doutes, de réserves : "Tout dépend du degré de conscience morale qu'auront les hommes, disait-il. Le Tsar et ses ministres peuvent être renversés; mais si à leur place viennent des hommes mauvais, il ne faut pas s'attendre à grand changement. On aura simplement versé du vieux vin dans des outres neuves : l'injustice, l'inégalité, la haine et les vexations subsisteront. Les lois peuvent être bonnes sur le papier, elles seront mauvaises dans la réalité si elles sont appliquées par de mauvais hommes. Même chose pour le socialisme : pour qu'il devienne le royaume de Dieu sur terre, il faut que les hommes soient bons et moraux. Mais s'ils sont mauvais et sans conscience, il n'en sortira rien de bon."

Malgré toute notre sympathie pour Sémion Pétrovitch, nous trouvions dans ses raisonnements un relent de réaction, un désagréable parfum tolstoïste. Aussi les criblions-nous de toutes nos "balles" socialistes : ce n'était pas avec de bonnes paroles, mais par la force, qu'on arracherait la victime au bourreau. On pouvait attendre longtemps avant que tous les hommes acquièrent la "conscience" que réclamait Sémion Pétrovitch. On ne détruit pas le mal politique et social par des exercices d'autoperfectionnement moral. Si les hommes étaient mauvais, dépravés, et se regardaient les uns les autres comme des loups, cela provenait des vices de l'organisation économique et sociale. "Ce n'est pas le milieu qui dépend de l'homme, c'est l'homme qui dépend du milieu." Seule la transformation de ce milieu (c'est-à-dire des conditions économiques, sociales et politiques) permettrait l'apparition en masse de ces hommes bons et consciencieux dont rêvait Sémion Pétrovitch.

Cette foi dans le paradis socialiste, qui consistait essentiellement pour nous en la socialisation de tous les moyens de production et en l'abolition de la propriété privée, était renforcée par la foi dans le moteur de ce régime nouveau, c'est-à-dire la classe ouvrière, à laquelle nous attribuions des qualités morales supérieures qui la différenciaient des autres classes : sens de la justice, du sacrifice pour le bien commun, de la solidarité avec tous les opprimés, absence d'égoïsme et de nationalisme, profond respect de la personne humaine, soif d'égalité, de liberté, de savoir. Ces qualités intrinsèques de la classe ouvrière devaient se révèler, décuplées, lors de l'édification du socialisme. Aussi les appréhensions de Sémion Pétrovitch, relatives à la domination possible d'hommes "mauvais" et "sans conscience" dans un régime ayant aboli la propriété privée, nous semblaient-elles traduire un manque de confiance dans le progrès et dans la mission de la classe ouvrière. Je tentai maintes fois de lui démontrer, à l'aide de divers exemples, que l'histoire des quinze cents dernières années témoignait d'un progrès ininterrompu et qu'il n'y avait aucune raison de croire qu'il s'arrêterait : il suffisait de comprendre que c'était maintenant à la classe ouvrière de prendre le relais des anciennes classes dominantes pour devenir le moteur du progrès.

À mon grand regret, mes tableaux enchanteurs et mes arguments "philosophiques" ne rencontrèrent pas chez Sémion Pétrovitch l'écho que j'attendais. Ils semblaient glisser surlui. De même que le professeur Sergueï Boulgakov n'avait pas réussi à me convertir à sa foi, de même Victor et moi n'avions pas réussi à ébranler ce simple menuisier de Kiev - au grand contentement de Boulgakov qui suivait nos efforts en se réjouissant de l'échec de notre propagande "matérialiste". À chaque fois qu'on tentait de le convaincre que la classe ouvrière était porteuse des plus hautes valeurs morales, il répondait qu'il était lui-même ouvrier et fils d'ouvrier, et qu'il lui était certes agréable d'entendre tout le bien que nous disions de la classe ouvrière. Mais, ajoutait-il aussitôt : "Nous devons bien sûr, mes compagnons et moi, vous remercier d'avoir à ce point foi dans les ouvriers. Toutefois permettez-moi de vous faire remarquer que vous commettez une erreur en jugeant trop favorablement nos frères. Tout dépend de la bonté de l'homme et de sa conscience, qu'il soit ou qu'il ne soit pas ouvrier... Il peut travailler avec un marteau ou, comme moi, avec une varlope et une scie, sans avoir pour autant plus de conscience. Il est faux, et même dangereux, de croire que le don divin est accordé aux seuls ouvriers. Si les ouvriers avaient une telle opinion d'eux-mêmes et croyaient qu'ils sont meilleurs que les autres, ils tomberaient dans un orgueil démesuré, et il n'en sortirait rien de bon."

Sémion Pétrovitch donnait divers exemples, pris parmi les ouvriers qu'il connaissait, pour prouver que la morale n'avait rien à voir avec l'appartenance à la classe ouvrière, et que tel marchand, tel noble, tel industriel, pouvait avoir plus de conscience que des centaines d'ouvriers. Je lui répliquais que ses raisonnements n'étaient pas encourageants pour les ouvriers et ne pouvaient guère les aider à s'affirmer et à accomplir la noble mission que leur avait confiée l'histoire. C'est justement ce point que Sémion Pétrovitch contestait : "Si vous faites croire aux ouvriers qu'il leur est beaucoup donné, vous les rendrez orgueilleux. Alors, il n'y aura pas d'égalité. Un orgueilleux ne saurait en aucun cas servir les autres. Il veut toujours se placer au-dessus d'eux et les commander."

Ainsi, le désaccord était total. L'essentiel de nos divergences se résumait aux questions suivantes, et aux réponses que chacun y apportait :
"L'humanité peut-elle être assurée d'un progrès qui, pour être graduel, n'en serait pas moins continu ?" Victor et moi répondions inconditionnellement par l'affirmative, alors que Sémion Pétrovitch liait ce progrès à l'accroissement du nombre des "bons" et à la diminution de celui des "méchants".
"Quel est le facteur primordial pour le progrès futur et pour le socialisme ?" La transformation radicale de la société, répondions-nous. Le perfectionnement moral de l'homme, répliquaient Sémion Pétrovitch et ses amis.

Aujourd'hui je constate, non sans un grand trouble, que nos discussions si confuses avec Sémion Pétrovitch avaient alors un caractère en quelque sorte prophétique. Comme tous les autres socialistes, Victor et moi ne pensions même pas que, dans une société comportant l'abolition de la propriété privée et la "socialisation de tous les moyens de production", pût s'exercer la domination de "mauvais hommes", capables de faire d'une paradisiaque théorie un cauchemar infernal. Pourtant, les épigones de Lénine se sont chargés de prouver que cela était tout à fait possible et, Staline l'a montré, à une échelle dépassant tout ce que l'on pouvait imaginer. Sur ce point, le menuisier de Kiev avait vu plus clair et plus juste que nous...
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    le 03 Janv 2020, 16:58
Les progrès de la biologie et des neurosciences corroborent le point de vue du menuisier.
Nous pouvons tous en fonction des opportunités et des circonstances laisser s'exprimer nos pulsions de domination.
Pourquoi tant de haine ?
"Tant qu’on n’aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l’utilisent et tant que l’on n’aura pas dit que jusqu’ici que cela a toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chance qu’il y ait quoi que ce soit qui change. " Henri Laborit.
jules_albert
jules_albert a écrit :


Michel Gomez, Préambule à « Hommage à la Révolution espagnole » : https://lesamisdebartleby.word(...)oros/

La question n’est donc pas de spéculer sur les chances réelles qu’aurait eues la révolution libertaire espagnole d’aller plus loin mais de tirer les leçons sur la manière dont ceux qui s’étaient portés à sa tête l’ont fait perdre.

un passage clé du préambule de michel gomez (c'est la destruction de cette conscience prolétarienne si particulière évoquée par gomez qui rend la révolution si difficile à comprendre pour les têtes molles du présent) :

Ce fut en Europe, sans aucun doute, le plus beau combat en faveur de l’égalité et de la liberté durant la première phase d’industrialisation du monde mais les forces conjuguées du spectacle et de l’aménagement-destruction du territoire ont détruit la plupart des réalités du vivier populaire qui en façonnait l’esprit : quartiers, culture, savoir-faire, rêves d’un avenir à construire.
La conscience prolétarienne, cette forme historique et déterminée de la conscience humaine, s’est dissoute au contact des foules solitaires et de l’extrême diversité des luttes particulières : le totalitarisme techno-industriel (stade actuel du capitalisme) n’a évidemment pas aboli les classes mais a massifié uniformément celle du plus grand nombre.
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    Lao
    le 12 Janv 2020, 12:54
jules_albert a écrit :
.....
La question n’est donc pas de spéculer sur les chances réelles qu’aurait eues la révolution libertaire espagnole d’aller plus loin mais de tirer les leçons sur la manière dont ceux qui s’étaient portés à sa tête l’ont fait perdre.
jules_albert

le socialisme des intellectuels


A la fin du XIXe siècle, le développement rapide de l'industrie en Russie amène une partie de l'intelligentsia - cette petite minorité ayant fait des études secondaires - à s'intéresser au marxisme ; c'est en se référant à ses principes que se crée en 1898 le Parti ouvrier social-démocrate de Russie. La perspective qu'il adopte, c'est celle de la mobilisation du prolétariat pour le renversement de l'absolutisme tsariste dont la bourgeoisie russe, trop faible, est incapable, et la démocratisation de la société nécessaire au développement économique et au progrès de la classe ouvrière. Dès cette époque, un révolutionnaire polonais, Jan Maclav Makhaïski, analysant les oeuvres de Marx et les projets des partis qui s'en réclament, aboutit à une conclusion extrême : pour lui, l'idéologie socialiste dissimule en fait les intérêts d'une nouvelle classe ascendante formée par la couche cultivée, les travailleurs intellectuels. Ces "capitalistes du savoir" cherchent à séduire les prolétaires et à les entraîner à l'assaut de cette petite minorité que constituent les "capitalistes de l'avoir", financiers, industriels et grands propriétaires, non pour détruire le capitalisme mais pour l'aménager au mieux de leurs intérêts (les intellectuels devaient aider le prolétariat à accomplir la révolution, mais cette « aide » n'était pas désintéressée et dissimulait l'ambition propre des "travailleurs intellectuels" à se substituer aux anciens possédants, pour faire perdurer le régime d'exploitation en leur faveur).

Exilé, comme nombre de révolutionnaires russes, il rentre en Russie en 1917. Mais, dès 1918, il déclare que si les bolcheviks se sont révélés plus radicaux qu'il ne l'envisageait en rompant avec le parlementarisme, l'hostilité de la "couche cultivée" envers la révolution ouvrière a vite calmé leur ardeur : "Ils ne luttent pas pour l'émancipation de la classe ouvrière mais ne font avant tout que défendre les intérêts des couches inférieures de la société bourgeoise et de l'intelligentsia."

Makhaïski eut peu de disciples ; mais depuis son époque, d'autres auteurs ont cru voir émerger dans notre société, en particulier à travers les différents projets socialistes, le pouvoir d'une nouvelle classe qui, à travers toutes les fonctions de gestion, de recherche, de conseil, d'enseignement, de communication et plus récemment l'irruption des logiciels dans tous les domaines, façonne l'organisation du travail et le contenu de la production et s'y assure une place privilégiée. Alexandre Skirda fait plus que restituer la pensée originale de Jan Maclav Makhaïski : il la met en perspective et livre ainsi un outil de premier ordre à qui veut approfondir la compréhension de notre société.


Citation:
Penseur très intéressant qui, tout en rejetant le système capitaliste, critique le socialisme (et le communisme) qui transférait le pouvoir dictatorial bourgeois aux intellectuels désignés pour représenter politiquement le peuple (prolétariat). En fait, il semble s'opposer à Gramsci avant même que celui-ci commence sa vie politique.
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jules_albert


pas très éloigné du constat de makhaïski, se trouve le livre de bruno rizzi sur la bureaucratisation du monde publié en 1939.

au-delà de l'analyse de l'urss, selon rizzi, fascisme, stalinisme et capitalisme libéral convergent dans un même « collectivisme bureaucratique », marqué par la planification, le dirigisme et l'émergence d'une classe de bureaucrates ou managers.

de nos jours, sous le prétexte de "sauver la planète" et profitant de l'écrasant conformisme autour de la question, la bureaucratie impose de nouvelles normes, contraintes et directives en vue de la gestion "raisonnée" du désastre, désormais officiel, de la société industrielle (cf. catastrophisme, administration du désastre et soumission durable).
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