jules_albert a écrit :
nicolas valentinov,
mes rencontres avec lénine
extrait du chapitre 9 :
En 1943, E. Monod-Herzen m'offrit la traduction française de l'ouvrage du grand savant indien Jagadis Chunder Bose,
Les autographes des plantes et leurs révélations.
Bose n'est pas un philosophe mais un physicien expérimentateur. Il écrit : "Au cours de mes travaux de physique, j'ai vu avec enthousiasme disparaître la frontière séparant la vie de la matière inerte."
On peut, explique-t-il, suivre la ligne de la vie, ascendante et d'une complexité croissante, en partant des minéraux et des métaux, pour atteindre, en passant par les végétaux, les animaux et l'homme. "Ce qui est, dit le Veda, est un, même si les sages donnent à ses parties des noms différents."
Le livre de Bose fit surgir de ma mémoire, comme si c'était hier, les réunions que nous tenions avec le groupe de Sémion Pétrovitch, quarante ans auparavant, dans une rue minable de Kiev. S'il avait pu lire cet ouvrage, Sémion Pétrovitch ne s'en serait plus séparé. Il n'aurait pas détaché son regard des descriptions montrant la réaction des plantes aux nuages qui passent, le sommeil et l'éveil du mimosa, etc. Il n'en aurait qu'avec plus d'assurance ce qu'il ne cessait de répéter :
"L'âme est en tout, la vie est partout, partout où un cœur bat. Il y a une âme dans l'homme, dans le cheval, dans l'oiseau, dans le poisson, dans l'herbe la plus simple. La pierre même a peut-être une âme, mais son langage nous est obscur."
L'idée d'une âme universelle, réunissant et reliant les unes aux autres toutes les âmes individuelles, était, pour Sémion Pétrovitch, liée à une autre question d'une importance capitale: celle de la naissance, de la manifestation et du développement dans cette âme (ou dans ces âmes individuelles) de la conscience morale, qu'il appelait "la voix de Dieu".
La pensée de Sémion Pétrovitch peut se résumer ainsi : à mesure que l'âme s'élève du petit caillou jusqu'à l'homme, sa complexité s'accroît et se manifeste notamment par le développement de la conscience et de l'intelligence. L'intelligence - et ici on peut penser que Sémion Pétrovitch avait été influencé par Pascal et Tolstoï - n'est aucunement la plus élevée des valeurs spirituelles, ne constitue nullement le bien suprême.
"La plante, affirmait-il, a une intelligence : sinon, elle ne se tournerait pas vers le soleil. L'épervier, le crapaud, le moustique, le serpent, le crocodile ont une intelligence. La véritable dignité de l'homme ne réside pas dans son intelligence, mais dans sa conscience. C'est la conscience morale qui fait de l'homme la créature suprême. La conscience est supérieure à l'intelligence. Un homme intelligent peut être méchant et faire souffrir son prochain. L'intelligence est orgueilleuse. Elle dit : je suis au-dessus de tous. Elle se moque de l'égalité et de la justice, auxquelles la conscience morale aspire. L'homme de conscience aspire au bien, à la sainteté. Il éprouve pitié et compassion pour les hommes. Il veut être pour tous un frère, un consolateur, un bon compagnon. La conscience, c'est Dieu lui-même. Vénérer Dieu, c'est être homme de conscience. Dieu n'est pas dans l'encensoir des popes, n'est pas dans les icônes, n'est pas dans les églises, mais bien à l'intérieur de l'homme. Un homme intelligent peut n'avoir pas de Dieu, mais l'homme de conscience porte Dieu en lui. Développer sa conscience est la tâche essentielle de l'homme. C'est le seul moyen de réaliser une véritable égalité, la fraternité universelle et le règne de Dieu sur la terre."
Victor Zeland et moi pensions alors être des marxistes à toute épreuve. Nous ne pouvions absolument pas partager les conceptions de Sémion Pétrovitch. Nous aurions pu, à la rigueur, les ignorer, si elles n'avaient entraîné certains partis pris politiques. Par exemple, tout en convenant que le gouvernement tsariste était composé d'hommes injustes et sans conscience, et qu'il fallait donc le renverser, Sémion Pétrovitch posait la question :
comment le renverser ? Il admettait les grèves, le refus de payer l'impôt, le boycottage, parfois même l'emploi de la force pour s'opposer à la violence. Mais il reculait devant la "grande violence", les grandes effusions de sang génératrices de haines et d'injustices. Il produisait des citations de l'Évangile pour démontrer que la "grande violence", avec tout ce qu'elle impliquait, pouvait "étouffer la conscience". Or, si la conscience mourait, tout était perdu. Nous lui répondions que l'autocratie était encore debout, et bien debout, et qu'il s'apeurait déjà à l'idée de la renverser. Notre état d'esprit était tout autre : nous n'avions aucune peur de la violence, nous l'envisagions même avec enthousiasme, nous la jugions indispensable et justifiée. Elle nous semblait être la preuve de notre volonté de lutter pour notre idéal.
Autre très sérieux motif de désaccord avec Sémion Pétrovitch : la chute du tsarisme, conduisant dans un avenir éloigné, mais que nous ressentions comme très proche, à l'instauration d'un régime socialiste, représentait un bien absolu. Pour lui, c'était un bien conditionnel, soumis à une multitude de "si", de doutes, de réserves : "Tout dépend du degré de conscience morale qu'auront les hommes, disait-il. Le Tsar et ses ministres peuvent être renversés; mais si à leur place viennent des hommes mauvais, il ne faut pas s'attendre à grand changement. On aura simplement versé du vieux vin dans des outres neuves : l'injustice, l'inégalité, la haine et les vexations subsisteront. Les lois peuvent être bonnes sur le papier, elles seront mauvaises dans la réalité si elles sont appliquées par de mauvais hommes. Même chose pour le socialisme : pour qu'il devienne le royaume de Dieu sur terre, il faut que les hommes soient bons et moraux. Mais s'ils sont mauvais et sans conscience, il n'en sortira rien de bon."
Malgré toute notre sympathie pour Sémion Pétrovitch, nous trouvions dans ses raisonnements un relent de réaction, un désagréable parfum tolstoïste. Aussi les criblions-nous de toutes nos "balles" socialistes : ce n'était pas avec de bonnes paroles, mais par la force, qu'on arracherait la victime au bourreau. On pouvait attendre longtemps avant que tous les hommes acquièrent la "conscience" que réclamait Sémion Pétrovitch. On ne détruit pas le mal politique et social par des exercices d'autoperfectionnement moral. Si les hommes étaient mauvais, dépravés, et se regardaient les uns les autres comme des loups, cela provenait des vices de l'organisation économique et sociale. "Ce n'est pas le milieu qui dépend de l'homme, c'est l'homme qui dépend du milieu." Seule la transformation de ce milieu (c'est-à-dire des conditions économiques, sociales et politiques) permettrait l'apparition en masse de ces hommes bons et consciencieux dont rêvait Sémion Pétrovitch.
Cette foi dans le paradis socialiste, qui consistait essentiellement pour nous en la socialisation de tous les moyens de production et en l'abolition de la propriété privée, était renforcée par la foi dans le moteur de ce régime nouveau, c'est-à-dire la classe ouvrière, à laquelle nous attribuions des qualités morales supérieures qui la différenciaient des autres classes : sens de la justice, du sacrifice pour le bien commun, de la solidarité avec tous les opprimés, absence d'égoïsme et de nationalisme, profond respect de la personne humaine, soif d'égalité, de liberté, de savoir. Ces qualités intrinsèques de la classe ouvrière devaient se révèler, décuplées, lors de l'édification du socialisme. Aussi les appréhensions de Sémion Pétrovitch, relatives à la domination possible d'hommes "mauvais" et "sans conscience" dans un régime ayant aboli la propriété privée, nous semblaient-elles traduire un manque de confiance dans le progrès et dans la mission de la classe ouvrière. Je tentai maintes fois de lui démontrer, à l'aide de divers exemples, que l'histoire des quinze cents dernières années témoignait d'un progrès ininterrompu et qu'il n'y avait aucune raison de croire qu'il s'arrêterait : il suffisait de comprendre que c'était maintenant à la classe ouvrière de prendre le relais des anciennes classes dominantes pour devenir le moteur du progrès.
À mon grand regret, mes tableaux enchanteurs et mes arguments "philosophiques" ne rencontrèrent pas chez Sémion Pétrovitch l'écho que j'attendais. Ils semblaient glisser surlui. De même que le professeur Sergueï Boulgakov n'avait pas réussi à me convertir à sa foi, de même Victor et moi n'avions pas réussi à ébranler ce simple menuisier de Kiev - au grand contentement de Boulgakov qui suivait nos efforts en se réjouissant de l'échec de notre propagande "matérialiste". À chaque fois qu'on tentait de le convaincre que la classe ouvrière était porteuse des plus hautes valeurs morales, il répondait qu'il était lui-même ouvrier et fils d'ouvrier, et qu'il lui était certes agréable d'entendre tout le bien que nous disions de la classe ouvrière. Mais, ajoutait-il aussitôt : "Nous devons bien sûr, mes compagnons et moi, vous remercier d'avoir à ce point foi dans les ouvriers. Toutefois permettez-moi de vous faire remarquer que vous commettez une erreur en jugeant trop favorablement nos frères. Tout dépend de la bonté de l'homme et de sa conscience, qu'il soit ou qu'il ne soit pas ouvrier... Il peut travailler avec un marteau ou, comme moi, avec une varlope et une scie, sans avoir pour autant plus de conscience. Il est faux, et même dangereux, de croire que le don divin est accordé aux seuls ouvriers. Si les ouvriers avaient une telle opinion d'eux-mêmes et croyaient qu'ils sont meilleurs que les autres, ils tomberaient dans un orgueil démesuré, et il n'en sortirait rien de bon."
Sémion Pétrovitch donnait divers exemples, pris parmi les ouvriers qu'il connaissait, pour prouver que la morale n'avait rien à voir avec l'appartenance à la classe ouvrière, et que tel marchand, tel noble, tel industriel, pouvait avoir plus de conscience que des centaines d'ouvriers. Je lui répliquais que ses raisonnements n'étaient pas encourageants pour les ouvriers et ne pouvaient guère les aider à s'affirmer et à accomplir la noble mission que leur avait confiée l'histoire. C'est justement ce point que Sémion Pétrovitch contestait : "Si vous faites croire aux ouvriers qu'il leur est beaucoup donné, vous les rendrez orgueilleux. Alors, il n'y aura pas d'égalité. Un orgueilleux ne saurait en aucun cas servir les autres. Il veut toujours se placer au-dessus d'eux et les commander."
Ainsi, le désaccord était total. L'essentiel de nos divergences se résumait aux questions suivantes, et aux réponses que chacun y apportait :
"L'humanité peut-elle être assurée d'un progrès qui, pour être graduel, n'en serait pas moins continu ?" Victor et moi répondions inconditionnellement par l'affirmative, alors que Sémion Pétrovitch liait ce progrès à l'accroissement du nombre des "bons" et à la diminution de celui des "méchants".
"Quel est le facteur primordial pour le progrès futur et pour le socialisme ?" La transformation radicale de la société, répondions-nous. Le perfectionnement moral de l'homme, répliquaient Sémion Pétrovitch et ses amis.
Aujourd'hui je constate, non sans un grand trouble, que nos discussions si confuses avec Sémion Pétrovitch avaient alors un caractère en quelque sorte prophétique. Comme tous les autres socialistes, Victor et moi ne pensions même pas que, dans une société comportant l'abolition de la propriété privée et la "socialisation de tous les moyens de production", pût s'exercer la domination de "mauvais hommes", capables de faire d'une paradisiaque théorie un cauchemar infernal. Pourtant, les épigones de Lénine se sont chargés de prouver que cela était tout à fait possible et, Staline l'a montré, à une échelle dépassant tout ce que l'on pouvait imaginer. Sur ce point, le menuisier de Kiev avait vu plus clair et plus juste que nous...