À propos de la tentative de "coup d'Etat" en Allemagne, quelques lignes très éclairantes publiées il y a déjà plusieurs années :
Ceux qui avaient équipé les sectes nazies, qui les avaient lancées contre l'Allemagne révoltée, puis contre l'Europe incertaine, se sont autoproclamés, après avoir abandoné et détruit leurs propres mercenaires, libérateurs du genre humain.
Ces libérateurs, on les connaissait bien. On les considérait comme les ennemis du genre humain, profiteurs de l'esclavage salarié, de l'injustice sociale, des crimes d'Etat, des guerres entre les nations. C'était pour en finir avec leur tyrannie que la guerre sociale avait allumé ses plus beaux incendies en Europe dans les années vingt et trente. Ils s'étaient donc magiquement transmués en héros de la liberté, en défenseurs de la justice et de la vérité, en champions de la paix, par leur seule victoire sur le monstre nazi. Ce monstre, au contraire, aucun historien n'en avait auparavant entendu parler. Certes, il y avait toujours eu des fous dangereux mais personne ne les avait encore équipés de chars d'assaut, de bombardiers, de flottes de guerre, d'armes incendiaires, de tonnes de barbelés et de gaz mortels, de toutes les merveilles enfin de l'industrie lourde, de la chimie de pointe et de la puissance médiatique d'un Etat moderne. Cette machine infernale était donc sortie tout armée du néant pour massacrer, torturer, brûler, gazer des populations civiles, et elle avait surgi dans cette Allemagne incorrigible prise du soudain délire d'en finir avec ses aimables gestionnaires et avec la sympathie chaleureuse des dirigeants du monde entier, penchés sur son chevet.
La noble épopée du monstre allemand terrassé par un collectif de héros très inattendus a été proclamée, racontée, embellie par les héros eux-mêmes et par leurs porte-paroles universitaires pendant plus d'un demi-siècle. Elle a été la très belle légende de notre époque. Seuls l'ont boudée quelques nationalistes allemands justement indignés d'incarner désormais le mal absolu dans un monde si parfaitement innocent, d'anciens responsables nazis nostalgiques de leur passé, et des nouveaux psychopathes accablés par un dépôt de bilan familial.
Ces groupes "néo-nazis", bien infiltrés par la police et exhibés dans les médias, prouvent la survie du monstre, et légitiment a contrario les champions qui l'ont vaincu. Car la terrible bête n'est qu'enchaînée, avertissent périodiquement les médias : elle pourrait bien se réveiller, en effet, si les gestionnaires de la machine froide l'estimaient profitable.
Sous le ciel des nouveaux libérateurs, certes, tout n'est pas allé pour le mieux en matière de justice sociale, de libertés individuelles, de paix universelle. L'aventure nazie avait permis de dénouer magistralement une crise gravissime, mais elle ne pouvait être la réponse habituelle à la question sociale. C'est la concurrence réelle pour la conquête des marchés, entre les deux modes de gestion du capital - et leur tacite complicité en matière de maintien de l'ordre - qui a permis de résoudre au mieux ce problème. Dans chacun des deux camps, toute opposition s'est trouvée détournée vers le mode de gestion de l'autre camp : salariés du bloc stalinien englués dans l'admiration béate du "libéralisme occidental" et ouvriers des banlieues rouges européennes encadrés par les staliniens. Les historiens ont appelé, en un brillant raccourci, "guerre froide" ce contrôle de la
guerre sociale par la tenaille de la machine
froide et ainsi s'est achevée par une victoire complète et durable cette contre-révolution européenne qui avait commencé en Allemagne dans les derniers combats de la première guerre mondiale. (page 86 de
L'Art de Céline et son temps)