Étant donné le grand succès remporté par la publication du chapitre VIII de
Défense et illustration de la novlangue française, c'est bien volontiers que j'offre à votre appétit de savoir le chapitre premier.
Chapitre premier
Que la novlangue se constitue par la destruction de tout ce qui n’est pas elle
Les traits immédiatement apparents de la mutation que connaît le français sont rarement reliés entre eux par une analyse méthodique du phénomène, et plus rarement encore rapportés à une conception historique qui en unifie la compréhension. Les constatations faites restent le plus souvent superficielles, prenant pour référence et pour norme un français purement livresque, une langue littéraire momifiée. On se récriera ainsi devant tel ou tel néologisme, on blâmera telle tournure qui bafoue par trop insolemment l’ancienne syntaxe. Car en France c’est encore pour beaucoup une marque obligée de bon goût et de culture que de poser au puriste en matière de langage. Même chez ceux qui n’en restent pas à des arguties orthographiques ou grammaticales, la réflexion tourne assez vite court.
Un écrivain remarque par exemple que « la technique, la publicité, les médias, sont en train de fabriquer une langue nouvelle ». D’après lui, ce ne serait plus, comme l’avait dit Voltaire, la canaille qui ferait le fond des dictionnaires, et la création verbale appartiendrait exclusivement aux
décideurs de la « sphère techno-marchande ». Mais par quelle irrésistible suggestion cette langue nouvelle s’impose-t-elle universellement, au lieu de connaître le sort qui a été jusque-là celui de toutes les langues artificielles ? De son côté un linguiste, quant à lui assez désabusé sur sa discipline, note que les jeunes générations n’ont jamais été séparées des précédentes par un tel décalage : « Leur culture est différente de la nôtre, leur langage a une tout autre forme, et par conséquent leur esprit aussi est autre. » On peut se demander comment s’explique une étrangeté aussi radicale, tout comme le fait que cette « langue nouvelle » des jeunes soit souvent si proche de celle des
décideurs de la sphère « techno-marchande », à moins que ce ne soit le contraire.
On trouve un début de réponse dans les écrits récents d’une paire de pédagogues soucieux de faire rattraper à l’enseignement, entre autres à celui du français, son retard « sur l’état de la réalité matérielle déterminée par la science et la technique ». Selon ces auteurs, qui soulignent, « les jeunes d’aujourd'hui sont jeunes d’une autre jeunesse : ce sont, qu’on le veuille ou non, les
pionniers d’un nouveau monde »; car pour eux, et ceci explique leur « technophilie », « il s’agit de
survivre au sein d‘un nouveau milieu, dont la progression s‘impose de manière de plus en plus exigeante, le milieu industriel ». Frappé par la justesse de ces aperçus, j’avais songé un moment appliquer à la langue la distinction établie par les mêmes penseurs entre une « culture classique agricole » et une « culture industrielle actuelle ». Mais il m’a semblé à la réflexion que les expressives dénominations de « langue agricole » et de « langue industrielle » risquaient d’introduire une confusion quant à la chronologie exacte des faits, puisque la langue nouvelle dont il est ici question n’a commencé à se former que bien après les débuts de l’industrie, et même de ce qui a été appelé « deuxième révolution industrielle ».
J’ai donc finalement préféré reprendre le terme orwellien de novlangue, qui a le mérite d’être déjà passé dans l’usage, même si c’est dans une acception plus restreinte que celle que j’entreprends de lui donner. On l’utilise en effet couramment pour qualifier ce que tente d’imposer un État quand il prétend régenter l’expression, ou pour désigner, plus restrictivement encore, quelque jargon bureaucratique manifestement ridicule. Cependant le terme évoque bien, par sa forme comme par son sens premier, la principale caractéristique de ce qu’il s’agit de nommer : une refonte linguistique radicale, introduisant une rupture complète avec le passé. À la différence de ce qui avait été tenté à l’époque où le terme fut forgé, ce n’est pourtant plus un État totalitaire qui s’efforce d’imposer cet effacement du passé à l’aide d’une police omniprésente et d’une surveillance de chaque instant. La contrainte qui s’exerce est d’une autre nature. L’extension que je donne au terme de novlangue, en l’employant pour désigner la langue qui naît aujourd’hui spontanément du sol bouleversé de la société moderne, correspond à celle qu’ont prise dans nos vies les exigences du « milieu industriel » et de sa technologie. Langue universelle forgée sous l’empire de nécessités elles-mêmes universelles, la novlangue est essentiellement une, quoique dans le cours de sa formation historique elle doive commencer par se constituer localement à partir de chaque archéolangue, et contre elle. Comme négation déterminée de la multiplicité des idiomes particuliers, de leurs variations locales comme de l’infinie diversité des acceptions laissées à la fantaisie d’usages eux-mêmes changeants, elle représente donc avant tout un perfectionnement de l’abstraction à laquelle ont toujours tendu les langues civilisées. D’après ses promoteurs, la « convergence » des
nouvelles technologies va en effet permettre, parmi d’autres bienfaits, « la disparition complète des obstacles à la communication généralisée, en particulier ceux qui résultent de la diversité des langues »; et cela grâce à « l’interaction pacifique et mutuellement avantageuse entre les humains et les machines intelligentes ».
Selon une anecdote bien connue rapportée par Racan, « quand on lui demandait son avis de quelque mot français », Malherbe renvoyait aux « crocheteurs du port au Foin » comme à ses maîtres pour le langage. De la même façon, quand certains doutent que les transformations du français introduisent une langue véritablement nouvelle, on peut les renvoyer à l’usage, tel qu’il prévaut partout où la langue se forme plutôt au contact des « machines intelligentes » qu’à celui des livres et de l’ancienne « culture agricole ». Mais si la réalité de la mutation en cours est peu contestable, il reste qu’il est bien sûr très difficile de décrire positivement et d’analyser un idiome encore en gestation, dont les caractères spécifiques apparaissent pour l’instant surtout en creux, pour ainsi dire, à travers ce que son essor détruit des anciennes formes de la langue. La plupart de ceux qui constatent le phénomène estiment d’ailleurs l’avoir suffisamment défini en parlant d’appauvrissement, voire de déstructuration, de décomposition ou de décadence. Cependant la simplification de son lexique et de sa syntaxe marque bien plutôt la vitalité du français, sa
compétitivité, sa capacité de s’adapter aux nouvelles exigences de rapidité et de
flexibilité, de mobilité et d’
efficience, qui s’imposent à ceux qui le parlent. Les qualités ainsi acquises par la langue ne sont autres que celles qui deviennent toujours plus nécessaires à ses
locuteurs, c’est-à-dire à nous tous; car la « sphère techno-marchande » n’est pas habitée par les seuls
décideurs. En outre le français, tout en se simplifiant d’un côté, s’enrichit de l’autre : l’usage de très nombreux nouveaux mots s’établit avec celui de produits, de connaissances et de procédés techniques eux-mêmes constamment renouvelés, ces nouveaux mots servent à forger toutes sortes de tournures et d’images originales, et surtout l’allégement des anciennes contraintes syntaxiques stimule l’invention de constructions inédites. L’interchangeabilité toujours plus grande des divers éléments de la phrase, les mots pouvant de plus en plus être employés comme verbes, noms, adjectifs ou adverbes, permet, à partir d’un stock de mots limité, un nombre de combinaisons presque infini.
Mais je reviendrai sur tout cela dans la suite de cet exposé. Le seul but de ce premier chapitre était d’affirmer que pour voir la décomposition de l’archéolangue sous son véritable jour, il fallait la mettre en relation avec la formation de la novlangue, tout comme les destructions inouïes et apparemment absurdes perpétrées par l’industrie ne prennent un sens qu’une fois rapportées à la société parfaite qu’elles préparent en nous libérant de tout attachement au passé. La novlangue se constitue donc par la destruction de tout ce qui n’est pas elle. Que sera-t-elle achevée ? Ce que sera, sans doute, la société achevée vers laquelle nous mène le progrès depuis deux siècles. Pour l’heure, comme cette société elle-même, elle est un processus, et non un état. S’il m’arrive de la décrire comme un système linguistique institué, c’est évidemment par extrapolation.
Jaime Semprun,
Défense et illustration de la novlangue française, Éditions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2005.