postrockregis a écrit :
Le socialisme (par extension le gauchisme) c’est une attaque tantôt directe, tantôt indirecte mais toujours continue aux principes mêmes de la propriété individuelle ; c’est une défiance profonde de la liberté, de la raison humaine ; c’est un profond mépris pour l’individu pris en lui-même, à l’état d’homme ; ce qui caractérise [les systèmes qui portent le nom de socialisme], c’est une tentative continue, variée, incessante, pour mutiler, pour écourter, pour gêner la liberté humaine de toutes les manières ; c’est l’idée que l’État ne doit pas seulement être le directeur de la société, mais doit être, pour ainsi dire, le maître de chaque homme – que dis-je ! son maître, son précepteur, son pédagogue ; que de peur de le laisser faillir, il doit se placer sans cesse à côté de lui, au-dessus de lui, autour de lui, pour le guider, le garantir, le retenir, le maintenir ; en un mot, c’est la confiscation de la liberté humaine. À ce point que si en définitive j’avais à trouver une formule générale pour exprimer ce que m’apparaît être le socialisme dans son ensemble, je dirais que c’est une nouvelle formule de la servitude...
Alexis de Tocqueville
ce ne sont certes pas les régimes bureaucratiques qui ont démenti tocqueville, cependant les tyrannies de type socialiste (stalinien, si on préfère) ne sont pas la seule forme de servitude possible... tocqueville n'était pas suffisamment visionnaire pour imaginer le genre de soumission engendré par la modernité libéralo-technocratique, qui trouva dans le gauchisme un allié important.
rappelons le rôle des divers gauchismes dans la modernisation du capitalisme :
En France, il est notable que la soumission apeurée prend une forme particulièrement pesante, quasi pathologique. C'est tout simplement qu'ici le conformisme doit en quelque sorte travailler double pour s'affermir dans ses certitudes. Car il lui faut censurer le démenti que leur a affligé par avance, la critique de la société moderne et de son «système d'illusions» que portait la tentative révolutionnaire de Mai 1968. Ce mouvement sans dirigeants ni représentants (on s'efforça de lui en fabriquer à la hâte) où les plus insignifiants bâtiments publics s'étaient trouvés occupés et qui manquaient à ce point de rationalité que personne n'avait songé à investir l'Élysée ou l'Assemblée nationale.
Cette modernisation capitaliste, bien entamée par le gaullisme, se serait bien sûr poursuivie de toute façon, mais les divers gauchismes y jouèrent effectivement le rôle de force d'appoint. On sait que ce n'est qu' après la fin du soulèvement de Mai 68, et le premier retour à l'ordre, une fois reconstituées leurs organisations dissoutes par un État qui se cherchait un ennemi dont il pût comprendre les motifs et qu'il l'avait opportunément trouvé dans ces groupes sectaires et hiérarchisés, aux méthodes et aux objectifs radicalement contraires à l'essentiel de ce qu'avait voulu et été le mouvement des occupations-, que les gauchistes groupusculaires acquirent pour peu d' années une influence et une visibilité auxquelles ils n'avaient précédemment osé rêver. Ce qu'ils en firent fut constamment grotesque et répugnant, les uns, qui ne sont pas tous devenus sénateurs, croyant que Mai avait été une
répétition générale de leur prise du Palais d'hiver, tandis que d'autres, convaincus d'incarner une nouvelle Résistance et d'aller
vers la guerre civile, rêvaient à voix haute de justice populaire et d'exécutions sommaires. Tout cela s'effondra bien vite, mais c'est à travers la décomposition de toutes ses illusions et ambitions politiques, en les répudiant non sans en conserver le style et les pires méthodes, que le gauchisme est parvenu à une espèce de quintessence en tant que "gauchisme culturel" dont chacun s'accorde à reconnaître la réussite, l'apport inégalable à nos moeurs libérées et enfin vraiment modernes.
On se félicite souvent que, dans sa phase de mimétisme délirant avec l'imagerie guerrière de l'embrigadement bureaucratique, le gauchisme français ne soit pas allé jusqu'à la fuite en avant terroriste, comme en Italie ou en Allemagne. On peut cependant prendre la chose autrement et considérer que son sectarisme, sa démence idéologique, son militantisme sacrificiel, bref l'ensemble des pratiques et de la réalité effective de ces groupes a suffi, sans qu'il soit besoin de passage à l'acte, à produire les mêmes effets en
cassant une génération révolutionnaire en formation, en l'infectant d'idéologie et en la dégoûtant de la subversion par ses repoussantes contrefaçons. Telle fut la première contribution du gauchisme, négative mais décisive, à la poursuite de la modernisation dont Mai 68 était venu troubler le cours.[...]
Depuis qu'il y a eu des révolutions sociales et qu'elles sont vaincues, on avait vu les entreprises de restauration les plus variées dans leurs méthodes; on en avait jamais vu obtenir, si vite et à si peu de frais répressifs, un tel désarmement des consciences. [...] Dans les rues goudronnées sans répit, c'était moins l'omniprésence de la police qui caractérisait le retour à l'ordre qu'une trouble gaieté de Directoire : une sorte de fête revancharde dictait leur comportements
libérés aux Muscadins et Merveilleuses d'une classe moyenne soulagée, d'autant plus encline à se jeter à corps perdu dans la
mode révolutionnaire, et spécialement dans celle de l'émancipation des moeurs, qu'elle aspirait depuis quelques années déjà à se doter d'un style de vie mieux assorti aux divers équipements auxquels elle finissait d'accéder. Ce fut l'occasion pour le gauchisme d'apporter sa seconde contribution, positive celle-là, à la modernisation. Mais il fallut d'abord que ses variantes les plus extrémistes dans l'imposture micro-bureaucratique atteignent, à force de surenchère et de bluff, leur point de putréfaction.
Cependant, pour réussir une telle captation (activisme manipulateur du gauchisme), celui-ci dut mettre beaucoup d'aventurisme et de démagogie spontanéiste dans son léninisme-ou plutôt dans son lénino-stalinisme, puisque ce furent surtout les maoïstes qui s'illustrèrent dans ce genre, comme plus tard dans le repentir médiatique, l'autopromotion générationnelle et le maquillage festif.[...] Parallèlement, l'importation de la «contre-culture» à l'américaine répandait les pires clichés d'une consommation débraillée, agrémentée de drogues pour la transgression, melting-pot idéologique qui marquait ici en tout cas, sinon dans son pays d'origine, une frappante régression. Tout cela conflua dans les années soixante-dix, à un hédonisme de masse. Au nom de la lutte contre l'ennui et la routine, le gauchisme dénigrait tout effort soutenu, toute appropriation, nécessairement patiente, de capacités réelles : l'excellence subjective devait, comme la révolution, être instantanée.
L'abjuration par les gauchistes de leurs ambitions les plus policières de direction révolutionnaire leur servit surtout, au nom des «libertés individuelles» opportunément redécouvertes, à rattraper le retard que leur avait fait prendre la mortification militante dans l'adoption du style de consommation effervescente désormais de rigueur. C'est ainsi qu'au soulagement obscène de la «fête servile» succéda en quelques années, étendue à de plus en plus de couches de la société, une servilité festive sous garantie de gouvernement.
La soudaineté et la violence historique du Mai français contenait l'impératif que le «retour à l'ordre» soit, bien davantage qu'un simple rétablissement, le perfectionnement accéléré du nouvel ordre marchand contre lequel Mai s'était dressé. Pour être complet à l' égard du rôle joué par les gauchismes, il nous faut aussi mentionner la façon dont ils appliquèrent à leurs futurs personnels d' encadrement (principalement recruté dans le milieu étudiant) des techniques de dressage et de manipulation qui ont anticipé celles qui prévalent maintenant dans le «monde de l' entreprise» et pour une bonne part dans les rapports sociaux.
jaime semprun et rené riesel,
catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, page 88, 2008