En pleine affaire metoo, Peggy Sastre et d'autres* écrivent un texte dans une tribune du Monde, co-signé par une centaine de femmes.
"leur tribune a rapidement suscité la colère de certaines, qui ne se reconnaissent pas dans cette définition du mouvement."
Qui avait-il d'aussi horrible dans ce texte pour valoir aux signataires d'être couvertes d'injures, traitées de complices des violeurs et mises en demeure de se justifier?
Ce texte le voilà, pour ceux qui veulent le lire.
« Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle »
LE MONDE | 09.01.2018 à 06h42 • Mis à jour le 09.01.2018 à 18h07 | Par Collectif
Tribune.
Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite
n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste.
À la suite de l’affaire Weinstein a eu lieu une légitime prise de conscience des
violences sexuelles exercées sur les femmes, notamment dans le cadre
professionnel, où certains hommes abusent de leur pouvoir . Elle était
nécessaire. Mais cette libération de la parole se retourne aujourd’hui en son
contraire : on nous intime de parler comme il faut, de taire ce qui fâche, et
celles qui refusent de se plier à de telles injonctions sont regardées comme des
traîtresses, des complices !
Or c’est là le propre du puritanisme que d’emprunter, au nom d’un
prétendu bien général, les arguments de la protection des femmes et de
leur émancipation pour mieux les enchaîner à un statut d’éternelles
victimes, de pauvres petites choses sous l’emprise de phallocrates démons,
comme au bon vieux temps de la sorcellerie.
Délations et mises en accusation
De fait, #metoo a entraîné dans la presse et sur les réseaux sociaux une
campagne de délations et de mises en accusation publiques d’individus qui, sans
qu’on leur laisse la possibilité ni de répondre ni de se défendre , ont été mis
exactement sur le même plan que des agresseurs sexuels.
Cette justice expéditive a déjà ses victimes, des hommes sanctionnés dans l’exercice de leur
métier, contraints à la démission, etc., alors qu’ils n’ont eu pour seul tort que
d’avoir touché un genou, tenté de voler un baiser , parlé de choses « intimes »
lors d’un dîner professionnel ou d’avoir envoyé des messages à connotation
sexuelle à une femme chez qui l’attirance n’était pas réciproque.
Cette fièvre à envoyer les « porcs » à l’abattoir, loin d’aider les femmes à
s’autonomiser, sert en réalité les intérêts des ennemis de la liberté
sexuelle, des extrémistes religieux, des pires réactionnaires et de ceux qui
estiment, au nom d’une conception substantielle du bien et de la morale
victorienne qui va avec, que les femmes sont des êtres « à part », des
enfants à visage d’adulte, réclamant d’être protégées.
En face, les hommes sont sommés de battre leur coulpe et de dénicher , au
fin fond de leur conscience rétrospective , un « comportement déplacé »
qu’ils auraient pu avoir voici dix, vingt ou trente ans, et dont ils devraient
se repentir . La confession publique, l’incursion de procureurs
autoproclamés dans la sphère privée, voilà qui installe comme un climat de
société totalitaire.
La vague purificatoire ne semble connaître aucune limite. Là, on censure un
nu d’Egon Schiele sur une affiche ; ici, on appelle au retrait d’un tableau de
Balthus d’un musée au motif qu’il serait une apologie de la pédophilie ;
dans la confusion de l’homme et de l’œuvre, on demande l’interdiction de
la rétrospective Roman Polanski à la Cinémathèque et on obtient le report
de celle consacrée à Jean-Claude Brisseau. Une universitaire juge le film
Blow-Up, de Michelangelo Antonioni, « misogyne » et « inacceptable ».
A la lumière de ce révisionnisme, John Ford (La Prisonnière du désert)
et même Nicolas Poussin (L’Enlèvement des Sabines) n’en mènent pas large.
Déjà, des éditeurs demandent à certaines d’entre nous de rendre nos
personnages masculins moins « sexistes », de parler de sexualité et d’amour
avec moins de démesure ou encore de faire en sorte que les « traumatismes
subis par les personnages féminins » soient rendus plus évidents !
Au bord du ridicule, un projet de loi en Suède veut imposer un consentement
explicitement notifié à tout candidat à un rapport sexuel !
Encore un effort et deux adultes qui auront envie de coucher ensemble devront
au préalable cocher via une «appli » de leur téléphone un document dans lequel
les pratiques qu’ils acceptent et celles qu’ils refusent seront dûment listées.
Indispensable liberté d’offenser
Le philosophe Ruwen Ogien défendait une liberté d’offenser indispensable à la
création artistique. De même, nous défendons une liberté d’importuner,
indispensable à la liberté sexuelle. Nous sommes aujourd’hui suffisamment
averties pour admettre que la pulsion sexuelle est par nature offensive et
sauvage, mais nous sommes aussi suffisamment clairvoyantes pour ne pas
confondre drague maladroite et agression sexuelle.
Surtout, nous sommes conscientes que la personne humaine n’est pas monolithe:
une femme peut, dans la même journée, diriger une équipe professionnelle et
jouir d’être l’objet sexuel d’un homme, sans être une « salope » ni une vile
complice du patriarcat. Elle peut veiller à ce que son salaire soit égal à celui
d’un homme, mais ne pas se sentir traumatisée à jamais par un frotteur dans le
métro, même si cela est considéré comme un délit. Elle peut même l’envisager
comme l’expression d’une grande misère sexuelle, voire comme un nonévénement.
En tant que femmes, nous ne nous reconnaissons pas dans ce féminisme qui,
au-delà de la dénonciation des abus de pouvoir, prend le visage d’une haine des
hommes et de la sexualité.
Nous pensons que la liberté de dire non à une proposition sexuelle ne va pas
sans la liberté d’importuner. Et nous considérons qu’il faut savoir répondre à
cette liberté d’importuner autrement qu’en s’enfermant dans le rôle de la proie.
Pour celles d’entre nous qui ont choisi d’avoir des enfants, nous estimons qu’il
est plus judicieux d’élever nos filles de sorte qu’elles soient suffisamment
informées et conscientes pour pouvoir vivre pleinement leur vie sans se laisser
intimider ni culpabiliser.
Les accidents qui peuvent toucher le corps d’une femme n’atteignent pas
nécessairement sa dignité et ne doivent pas, si durs soient-ils parfois,
nécessairement faire d’elle une victime perpétuelle. Car nous ne sommes pas
réductibles à notre corps. Notre liberté intérieure est inviolable. Et cette liberté
que nous chérissons ne va pas sans risques ni sans responsabilités.
Les rédactrices de ce texte sont :
Sarah Chiche (écrivaine, psychologue clinicienne et psychanalyste),
Catherine Millet (critique d’art, écrivaine),
Catherine Robbe-Grillet (comédienne et écrivaine),
Peggy Sastre (auteure, journaliste et traductrice),
Abnousse Shalmani (écrivaine et journaliste).