& (par association) que je n'aimerais pas être un vegan réalisant un beau jour que les plantes aussi sont vivantes, douées de sensibilité et pourvues d'une conscience qui pour être d'une autre temporalité, d'un autre registre sensoriel, pour différer notablement de la nôtre, n'en est pas moins certaine et manifeste. Et que le régime d'exploitation à quoi les hommes les soumettent ne se distingue pas de celui qu'ils appliquent aux bêtes en vue de s'en nourrir. Peut-être qu'au terme d'une longue insomnie de réflexions impuissantes à lui découvrir une échappatoire à cette culpabilité, l'anthropophagie lui serait une illumination ; à cette condition cruelle et, si l'on veut, tragique : qu'il nous faut pour vivre manger d'autres vies ; (que la vie n'est pas gentille).
& tout bien réfléchi, j'en suis venu à me dire que par cette sorte de compréhension, un bas morceau discount, des oignons ionisés et ces carottes aux nitrates, si longuement sur le feu on les transmue en repas apporté fumant sur la table, celui-ci sauvait peut-être mieux l'idée - par la contrariété que ce soit à de telles conditions -, le souvenir de ce qu'il serait possible de vivre plus humainement, l'idée de ce que pourrait être une communauté humaine habitant parmi ce monde ; peut-être mieux que l'assiette aux ingrédients rares et éthiques qu'on sert à prix coûteux dans ces quartiers à la page, qui fait le plaisir rationnel ; qui est peut-être là surtout une indulgence qu'on se procure avec sa carte de crédit chez Puritain.
& à ce sujet, me souvenant que dans ses Vies brèves John Aubrey rapportait de Shakespeare - selon des on-dit de son temps - que, fils de boucher, il avait dans sa jeunesse exercé le métier de son père, "...mais quand il tuait un Veau il le faisait avec grand style, en prononçant un Discours" : on conçoit que le sacrifice d'un poulet ou d'un lapin ne réclame pas tant de cérémonie - mais que ce ne soit pas sans un temps de silence, un dernier scrupule, un mot d'excuse, une contrition sincère, sans une brève oblation, sinon c'est en effet le vacarme de l'abattoir automatique qui se met aussitôt en marche. Et l'on est à manger la viande non pas d'une bête qui fut conduite à pied chez le boucher peu causant, et là peut-être une dernière fois appelée par son nom, mais tirée d'une "unité de production animale" pour être livrée vivante aux machines de découpe. Il n'en va pas autrement des légumes, s'ils viennent d'un jardin ou si c'est d'un tunnel de forçage gazeux - et non seulement par des raisons de nutriments en plus et de contaminants en moins, la chose en question ici étant de nature essentiellement morale et de dignité.
Baudouin de Bodinat, Au fond de la couche gazeuse
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