Merci pour le partage.
Il est bien ce texte et il a le mérite d'illustrer le fait que l'enjeu derrière tout ce débat n'est pas celui d'une simple opposition entre progressistes d'un côté et vilains réacs de l'autre, ou entre savoir et ignorance, comme certains tentent de le présenter ici (avec un opportunisme qui n'a d'égal que leur paresse intellectuelle).
Quelques passages essentiels dont la lecture ne peut être qu'encouragée :
Citation:
Les controverses théoriques en sciences sociales et humaines ne sont jamais une confrontation entre les savoirs factuels et les conjectures admises a priori: ceux-ci et celles-là continuent à s’entrelacer dans la plupart des constructions conceptuelles produites par ces disciplines. Cela n’empêche pas le chercheur de construire un savoir solide et même cumulatif, à condition qu’il ne tienne pas la part conjecturale de ses idées pour un dogme irréfutable, mais pour un instrument provisoire, pouvant être abandonné si les faits lui apportent un démenti.
Citation:
Ayant contribué magistralement à populariser la vision antagoniste de la vie sociale, Pierre Bourdieu a observé avec justesse que «la subversion politique présuppose une subversion cognitive, une conversion de la vision du monde» . Il suffit, en effet, de persuader les gens que la société où ils vivent est l’arène de luttes inévitables de tous contre tous, que les valeurs morales sont un artifice trompeur destiné à dissimuler des stratégies cyniques, que l’homme est un loup pour l’homme, pour que les convertis, ne concevant pas d’autre façon d’exister, se mettent à vivre comme le sociologue postulait qu’ils vivent. Bien que les théories sociologiques soient censées se mouler sur la vie sociale, il est possible que la vie sociale puisse se mouler sur une théorie sociologique.
Il suffirait ainsi que les théories décoloniales soient crues et que nos concitoyens soient persuadés d’être condamnés à vivre dans une société d’égoïsmes et de luttes, pour qu’ils se mettent à construire une société effectivement saturée d’égoïsmes et de luttes.
Citation:
Les études décoloniales sont encore trop récentes pour qu’elles aient déjà connu leurs premiers transfuges dégrisés, comme il y en avait eu du marxisme, du foucaldisme ou du bourdieusianisme. La sociologue Jeannine Verdès-Leroux, naguère une disciple enthousiaste de Bourdieu, illustre le phénomène d’un tel réveil tardif. C’est un monde d’airain - finit-elle par écrire en caractérisant la société imaginée par son ancien maître -, empli de ressentiments, fait de rapports de violence entre dominants abominables et dominés honteux, écrasés, humiliés. «Si le monde n’était que cela, il serait épuisant, invivable, à détruire». Ce n’est qu’une vue personnelle du monde, conclut-elle, ce n’est pas le résultat d’une recherche. On peut en dire autant de toutes les théories tributaires de la vision antagoniste du monde, depuis le marxisme jusqu’aux études décoloniales.
Citation:
Pourquoi rejeter cette vision du monde? Parce qu’elle n’est pas le résultat d’une recherche? Que non, car on lui oppose un refus qui n’est pas lui non plus le résultat d’une recherche. On récuse cette vision parce que l’on ne veut pas qu’elle engendre un jour la société qu’elle dépeint. On préfère le pari d’une société apaisée et solidaire, certes imparfaite, mais libre de ressentiments et d’affrontements. La société à laquelle on aspire n’est pas plus «vraie» ou plus «scientifique» que l’autre: elle est un idéal, un but éloigné mais clair: c’est une société où l’homme ne doit pas être un loup pour l’homme.