Page 42, à propos des Gilets jaunes :
Mais si l'on regarde ailleurs, par la brèche ouverte dans le consensus de l'idéologie du progrès provoquée par la longue lutte contre l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, on doit constater qu'elle a mis sur la place publique une critique anti-industrielle systématique, auparavant confinée dans un ghetto intellectuel, autant dans ses manifestations concrètes de "grands projets inutiles" que dans son idéologie techno-progressiste "contre l'aéroport et son monde", ou encore de sa "transition énergétique, imposture technocratique". Elle n'en sortira plus et les manifestations croissantes pour le climat, entre autres, vont porter le conflit à un niveau global inconnu jusqu'alors, car la société industrielle n'a d'autre possibilité que de continuer son pillage, ses destructions et sa guerre à la vie. Par conséquent, c'est tout le système économico-politique qui est critiqué, non seulement au nom de l'évidence d'un péril imminent, mais de plus en plus au nom d'une autre conception de la vie.
Ce conflit était déjà présent en 2016 dans le phénomène de Nuit debout et les manifestations contre la loi Travail, qui pendant deux mois avaient porté déjà la critique sur la funeste coalition politico-économique et techno-industrielle. Et maintenant, en quelques semaines, mieux qu'en quarante années de luttes perdues, le soulèvement des Gilets jaunes, porté par des couches de la population qui s'étaient tenues majoritairement à l'écart de tout ce qui précède a réussi à réinstaller la question sociale dans toute son ampleur au cœur de l'irréalité de tous les discours politiques. Ce monde vit désormais sur un volcan.
Ces phénomènes disparates, impliquant des couches de la population fortement différenciées culturellement et socialement, se juxtaposent ou se chevauchent dans le temps, sans avoir trouvé jusqu'à maintenant l'occasion de fusionner, et le secret espoir du pouvoir est évidemment que cela reste ainsi.
Je rappelais cette évidence il y a presque deux ans : "Tant que le système satisfera globalement les besoins matériels basiques qu'il a lui-même produits on ne voit pas pourquoi une masse critique de la population s'en détacherait. Or c'est la condition sine qua non d'apparition d'une crise révolutionnaire."
Mais voilà, nous y sommes. En dehors de toute crise brutale, mais devant la dégradation progressive de son sort, une partie des couches les plus pauvres de la population ordinaire, celle qui ne se reconnaît dans aucune singularité d'âge, de race, de genre, de statut social, celle universellement considérée comme la plus soumise à l'aliénation marchande, à l'abrutissement des loisirs de masse, à l'isolement accompli de la société du spectacle, à l'impuissance de la vie virtuelle, à la tentation populiste régressive, vient paradoxalement de faire sécession. La résignation s'est fracassée sur le mur du réel des conditions concrètes d'existence où le sentiment de la dignité bafouée tient une place centrale. Cette sécession a été baptisée à la grenade et au flashball puis confirmée par des milliers de peines de prison ; voilà des cérémonies initiatiques que des centaines de milliers de gens n'oublieront pas de sitôt.
La société de masse repose sur le soutien desdites classes moyennes, celles qui travaillent et consomment, qui produisent et reproduisent le système. La circularité de cette domination n'avait jusqu'à présent été véritablement ébranlée qu'à sa périphérie dans des fractions de la jeunesse partiellement ou non encore intégrée à l'économie. Or, les deux contradictions insurmontables du système, la disparition tendancielle du travail et la crise écologique généralisée, mettent d'ores et déjà à mal ce consensus historique. L'inévitable paupérisation de la classe moyenne intermédiaire est déjà entamée. Ce sont donc les bases sociales du système qui s'amenuisent d'année en année sans que l'on puisse imaginer par quel miracle la tendance pourrait être inversée.
Tant que cette partie plus éduquée, plus urbaine, moins périphérique, encore prompte à se bercer des illusions renouvelables de la rédemption technophile, ne se fracassera pas à son tour sur le mur du réel, les banlieues pourront brûler, les black blocs affronter la police, les ouvriers se lamenter devant leurs usines fermées, les paysans se suicider dans leurs fermes en faillite et les Gilets jaunes demander en vain la démission de Macron.
On dira qu'un tel renversement est improbable, voire impossible, comme on disait il y a moins de six mois que le destin des travailleurs pauvres était de se vautrer dans leur aliénation et d'inévitablement retomber dans la fosse à purin du populisme d'extrême-droite.
Mais chaque saison qui passe renforce le sentiment, même chez ceux qui se croient à l'abri de la tempête, d'une dépossession croissante de leur vie, menacée individuellement par l'économie, collectivement par le contrôle totalitaire de l'État et universellement par les ravages du complexe industrialo-scientifique. Ceci dessine en creux le chemin pour reprendre le contrôle de la vie sur terre, sortir de la préhistoire et enfin accéder pour la première fois à une existence proprement historique en abolissant ces déterminismes dont les logiques autonomisées convergent vers un désastre désormais tangible.
L'irruption d'un mouvement comme celui des Gilets jaunes confirme aussi des vérités plus prosaïques : marcher durablement la tête dans les étoiles nécessite d'ancrer les pieds sur terre ; les crises révolutionnaires n'adviennent que lorsqu'un système social devient incapable de résoudre les problèmes vitaux auxquels s'affronte la masse de la population, jusqu'à ce que celle-ci soit contrainte de s'en charger.
Les premiers moments de telles crises ne remettent pas en cause les fondements du système mais cherchent des solutions à l'intérieur de celui-ci, et c'est la discussion collective retrouvée qui en elle-même constitue la menace essentielle que le pouvoir veut étouffer. C'est seulement dans un deuxième temps, dans la paralysie et l'impuissance du système, que le processus révolutionnaire se construit, que la critique s'approfondit, se généralise et que pacifiquement ou non l'ordre social ancien, celui de la séparation, cède la place au nouveau, celui d'une communauté retrouvée.
Ce sont les balbutiements d'un tel processus, cette dimension nouvelle et nécessairement expérimentale de toute crise sociale d'envergure, débarrassée enfin de tout messianisme rédempteur comme de tout leader charismatique, laissant augurer qu'une suite est aussi possible qu'elle est souhaitable, qui constituent d'ores et déjà la victoire du mouvement des Gilets jaunes.
Jacques Philipponneau, Au-dessus du volcan.