La note fauve
Libération du 18 juin 2004 : « Le téléphone est-il l'avenir de la musique ? Alors que le marché de la sonnerie explose, un groupe allemand lance le premier album composé exclusivement pour le portable. »
On apprend qu'après (ou en même temps - c'est pas grave, on n'est plus à ça près) avoir joué les victimes éplorées du piratage domestique, les majors du disque se frottent les mains devant le nouveau marché représenté par les sonneries de téléphone portable. A l'intérieur de l'article, des citations marquées au fer rouge de l'intelligence moderne, comme celle-ci : « Les jeunes sélectionnent le morceau qu'ils aiment et l'utilisent comme une manière de manifester leur identité. Quand une sonnerie résonne dans un bus, ça dit : "je suis là, et ceci est ce que j'aime". C'est comme porter un badge de son groupe favori.» Il y est aussi question d'un groupe de jeunes à têtes de pandas qui a fait un album rempli de morceaux de trente secondes destinés à servir de sonnerie de téléphone, et plein d'autres trucs aussi intéressants.
Ça va donc bien pour la musique et pour les musiciens. Après nous avoir bassiné pendant des siècles avec leurs affres créatives, ils vont enfin pouvoir trouver un débouché intéressant : composer des sonneries de portable. Ils arrêteront peut-être de nous gonfler avec leurs rêves polyphoniques, leurs minuscules problèmes d'interprétation, leurs préludes de choral, leurs symphonies, leur amour suprême, leurs notes qui s'aiment. L'important, si l'on en croit les gens bien informés, c'est qu'une sonnerie de portable, c'est indispensable pour manifester son identité, surtout dans un bus. Ceux qui ne prennent pas le bus et n'ont pas de portable sont priés de fermer leur gueule, et leur identité.
En 1778, Mozart est à Paris. Il écrit : « Je ne me plais guère ici, et cela tient surtout à la musique, je ne trouve aucun soulagement, aucune conversation, aucun rapport agréable avec les gens, en particulier avec les femmes, la plupart sont des catins, et les quelques autres n'ont aucun savoir-vivre.» Le même, toujours à Paris, dans une autre lettre, quelques mois plus tard : « Pour ce qui est de l'opéra, les choses en sont là : il est très difficile de trouver un bon poème. Les anciens, qui sont les meilleurs, ne sont pas faits pour le style moderne, et les nouveaux ne valent rien. La poésie, qui est la seule chose dont les Français peuvent être fiers, devient chaque jour plus mauvaise, et la poésie est vraiment la seule chose, ici, qui doit être bonne, puisqu'ils ne comprennent rien à la musique.» Ces lettres sont citées par Philippe Sollers dans son distrayant Mystérieux Mozart. Le « mystérieux » fait beaucoup pour la morale du vague, si française justement, en vertu de laquelle Philippe Sollers continue à écrire sur tout avec une égale pertinence sans que ça fasse rigoler personne. En vérité, il n'y a rien de mystérieux chez Mozart : c'est un homme à l'œuvre, dans toute la mesure d'un génie exaspéré. Mais on peut lui reconnaître au moins une chose : si certaines de ses œuvres ne survivront que grâce à la sueur des laborieux de Saint-Germain-des-Prés, sa puissance d'analyse sur la France, son malheur, son indignité, sa surdité et sa bêtise arrogante restent d'une cuisante justesse.
Musique utilitaire (les sonneries de portable), musique du lieu commun (« Ah ! le "divin génie" de Mozart... » Mais non, quelques œuvres sont géniales, les autres juste habiles. Pourquoi ne le dit-on jamais ?), variété indigne, « fête » de la musique (tous les ans, à l'ombre des flics). Mais qu'a donc fait ce pauvre pays pour s'imposer comme l'un des moins musicaux du monde ? Rien, justement. La France n'a rien fait. Elle aime la musique, mais seulement au restaurant ou au supermarché. Elle déplore parfois son peu de crédit sur la scène mondiale, alors elle accuse promptement l'enseignement, la rigidité des conservatoires, l'incurie des profs de musique... Sans jamais vouloir s'avouer que le goût de la musique, comme le goût de la beauté, comme le goût de l'intelligence, c'est une éducation qui commence d'abord à la maison. Dans toute l'Europe du Nord, on fait de la musique en famille. Sauf en France, évidemment. Dans toute l'Europe du Sud, un enfant qui manifeste des dispositions et du goût pour un art est pris au sérieux. Sauf en France, bien sûr. La musique n'est pas un métier bien sérieux. On n'est pas sûr d'y faire carrière. A l'exception peut-être des futurs compositeurs de sonneries de portable. La musique, on en veut bien comme un bibelot à poser sur la cheminée, à côté des livres qu'il faut avoir lus et des films dont tout le monde parle. C'est l'effet Star-Ac', la parfaite image inversée de « l'effet Mozart » qui donne un vernis bohème aux gendelettres et à ceux de la haute.
Ce qui manque à la France, c'est l'intelligence du plaisir. C'est Cuba, l'Espagne, le Brésil, la note fauve. Ce qui manque à la France, c'est le cœur du monde.
Gilles Tordjman
Vibrations, 2004