voici un petit texte proposant une introduction à l'oeuvre révolutionnaire de richard wagner à travers le livre remarquable d'intelligence de francis pagnon, "en évoquant wagner : la musique comme mensonge et comme vérité", livre qui montre le mouvement vivant de l'histoire à l'oeuvre dans la musique, et plus spécifiquement dans celle de wagner. car la vraie musique n'est pas une sphère qui pourrait planer, libre et autonome, au-dessus de l'histoire sociale. sa grandeur et sa beauté résident justement dans sa nature sociale :
La consommation de culture engendre l'ignorance autant qu'elle la présuppose. La manipulation spectaculaire de la culture ancienne la dépouille de la nature conflictuelle qui a toujours sous-tendu toute culture authentique. Les consommateurs n'entendent plus les audaces compositionnelles : la musique ne risque pas de leur parler de leur propre condition.
Dès le XVIIIe siècle, la septième diminuée fut un des éléments décisifs de l'élargissement de l'espace tonal en même temps que de son effondrement. Pourtant, elle finira par sonner comme un vulgaire effet de style, convention pétrifiée. Une dissonance employée mécaniquement perd sa qualité de dissonance.
Le point d'articulation et le paroxysme de la première partie du choeur de la Cantate BWV 12, Weinen, Klagen survient aux deux tiers de la passacaille, sur les mots "Angst und Not" (peur et détresse), où les sopranos, puis les altos, entrent sur l'intervalle de tierce diminuée, si expressif. Le déroulement musical progresse dans l'incertitude tonale et irradie les tensions de l'énergie harmonique produite par les voix chorales et instrumentales, avec leurs rencontres dissonantes. L'audace que Bach s'est accordée ici, afin de concrétiser l'angoisse de la créature humaine, n'atteindra généralement pas la sensibilité de l'auditeur moderne qui n'y verra que de la "belle" musique sans problèmes, et son plaisir n'en sera pas dérangé. L'incompréhensible réputation de grâce légère qu'a reçue la musique de Mozart ne s'explique que par l'incapacité d'entendre ce qui constitue son âme : les tensions conflictuelles. On s'ennuie en écoutant les quintettes de Mozart, d'une si prodigieuse densité musicale. Certains n'osent l'avouer, d'autres s'en vantent, car sont très à la mode la vulgarité effrontée et le persiflage grossier, masques que se donnent la pauvreté et la bêtise. Au mieux sembleront-ils bien jolis ces quintettes, avec leur agréable gazouillis.
Le consommateur, dans sa surdité, ne se choquera pas des âpres frottements harmoniques de Moussorgsky et il écoutera sans frémir l'opus III ou la "Grande Fugue" de Beethoven en ne se doutant de rien. Dans une telle surdité généralisée, le temps est proche où Schönberg aura rejoint la marchandise standardisée.
Cette dégradation de l'oreille, qui ne perçoit plus les dissonances ni les tensions, qu'elles soient rythmiques, mélodiques ou harmoniques, a pour cause essentielle le mode d'existence imposé par le système spectaculaire-marchand. Les esclaves modernes sont tellement corrompus et abrutis qu'ils ne reconnaissent pas ce qui leur dévoile leur condition. Le reconnaîtraient-ils qu'ils ne le supporteraient pas.
C'est le privilège de notre époque crépusculaire, où l'on voit enfin cette société s'effondrer, d'avoir divulgué l'énigme de l'art ancien. Au moment où le monde bourgeois s'écroule, l'art révèle son contenu critique, qui avait toujours été en soi sa vérité, rendue claire aujourd'hui par le mouvement de l'histoire. La musique de Wagner peut enfin montrer ce qu'elle voulait, ce à quoi elle s'est dédiée. Le caractère révolutionnaire de la musique wagnérienne est inaccessible à qui en reste au livret et plus encore aux prisonniers de la méthode biographique. C'est par la musique que Wagner a exprimé le courant révolutionnaire, et cela échappe parce que l'on ne sait pas l'écouter dans toute la richesse de ses racines et de ses prolongements. La haine de Wagner vis-à-vis de la société bourgeoise et de sa culture est passée dans la composition. C'est une musique de la destruction : elle révèle le chaos sur lequel s'est érigée la barbarie civilisée et appelle à l'anéantissement d'un monde abhorré. Wagner, comme Baudelaire, s'acharne contre la culture et son répugnant corollaire : le bon goût. Face à la décadence de la société marchande, la musique voudrait retrouver l'ivresse de l'insurgé. Dans l'acte II de Tristan, ou l'acte III de Siegfried, elle prend des allures de fin du monde. La beauté du lyrisme amoureux propre à Wagner s'y allie nettement à la violence antisociale : personne n'a su aimer s'il n'a pas senti monter de son amour même la haine contre un monde qui asservit l'amour. Les amoureux wagnériens, voluptueusement matérialisés dans la musique, sont au-delà du mythe, car ils connaissent l'amour, cette réalité où le vivant rencontre le vivant, dont la nostalgie hanta Wagner toute sa vie. Sa conception de l'amour est débarrassée totalement de la pudibonderie, fait rare au XIXe siècle ; et en Brünnhilde et Isolde, il nous a laissé parmi les plus belles visions de la femme de tout le XIXe siècle et XXe siècle réunis, ayant compris que l'amour authentique n'est possible qu'entre des êtres libres. Comme Fourier, Marx, Rimbaud, il avait pressenti que le rapport entre la femme et l'homme indique immédiatement le degré de civilisation d'une société.
Avec Wagner, la beauté n'arbore plus le tendre sourire triste et nostalgique de celle qui se sait vaincue d'avance : extatique dans ses promesses, presque anéantie par ses visions, elle est sombre dans sa violence, abrupte et dure. La beauté n'est plus ce qui transfigure le monde tout en étant bafouée par lui : elle passe à l'attaque. Elle devient pour-soi ce qu'elle avait toujours été en-soi : l'ennemie de la barbarie. Le foyer dont elle brûle, le jeune wagner l'exprima dans une lettre à Uhlig, lorsqu'il souhaite que le prolétariat révolutionnaire détruise par le feu Paris et les grandes villes européennes. A la fin du Crépuscule des Dieux, la musique s'éclaire et se livre à la joie de l'anéantissement du monde de la valeur et du pouvoir.
L'oeuvre wagnérien recèle la volonté d'abolir l'oeuvre d'art dans l'effectivité réalisée de la vie concrète. La réalité compositionnelle de la musique est restée fidèle à cette exigence, et c'est pourquoi elle tend à outrepasser ses propres limites, à vouloir être plus que de la musique. Wagner a écrit dans L'Art et la Révolution, avec le même esprit que Lautréamont : "Nous serons tous un jour des artistes."