AnGeL_Of_SiN a écrit :
j'ai du mal à trouver des informations: je vois un coffret jaune et un rouge, ils ont sorti consécutivement un coffret de 55 et un de 56 disques? Ils sont entièrement différents?
oui, les deux coffrets sont entièrement différents. suite au succès du premier coffret (rouge), deutsche grammophon en avait sorti un second (jaune).
pour ceux que ça intéresse voici un nouvel extrait du livre formidable de francis pagnon "en évoquant wagner" :
La musique a besoin d'être désinfectée de tous les préjugés, idées fausses et falsifications dont les ravages ont corrompu sa vérité. Jamais on a écouté autant de musique. Les musiques de tous les styles et de toutes les époques sont à la disposition des acheteurs. Tout est mélangé dans la grande foire spectaculaire, des musiques primitives aux "musiques" électroniques, le seul principe discriminateur se réduisant au goût du consommateur manipulé et soumis au marché, avec son vaniteux principe du "ce que j'aime est bel et bon".
Pour une oreille habituée aux grossièretés, le "classique" n'est qu'un genre parmi d'autres, de même que du point de vue de l'idéologie moderne, les miteux qui font de nos jours profession de penser valent bien Aristote et Hegel. On a inventé la détestable catégorie "classique" pour la seule musique authentique parce qu'on l'appréhende comme une variété équivalente au reste. L'industrie spectaculaire annihile la grande musique en la diluant parmi la pauvreté agressive qu'elle diffuse. Dans la profonde nuit du spectacle, tous les chats sont gris, et les consommateurs ne parviennent plus à différencier les divers fourrages qu'on leur donne à brouter. Schönberg n'avait nul besoin d'être prophète pour écrire en 1930, à propos de la radio : "Elle nous inonde d'un vrai raz de marée de musique. C'est peut-être ici que la terrifiante expression "consommer de la musique" aura trouvé sa justification. Car ce perpétuel drelin, qui résonne sans s'occuper de savoir si on en a ou non envie, si on peut ou non l'entendre, si on peut ou non en tirr quelque chose, va nous conduire à un point où toute musique aura été consommée, vidée de sa substance."
La musique dite classique est la seule qui s'exprime en un langage riche de sens. Son contenu est le même que celui de la philosophie et de l'art occidentaux, dont le mouvement révolutionnaire a repris le projet à son compte. Les sous-produits musicaux spectaculaires, par contre, n'ont pas de contenu. Il n'y a rien à chercher en eux, seulement des conventions réifiées, mêlées à des impulsions mécaniques stimulatrices de réflexes. Le "classique" apparaît comme inactualité : il n'est plus qu'une hautaine antithèse passéiste qui s'oppose au prétendu modernisme. Son contenu de vérité résonne sans réponse, diffracté par les lentilles déformantes du spectacle. Lorsque l'auditeur sincère sent la musique le prendre à la gorge, il la perçoit comme une force qui surgirait en lui-même et dont la compréhension lui échappe. Il est incapable de relier cette expérience à la totalité du monde et à sa propre existence, et la musique se perd en sensations et impressions séparées du reste de la vie.
Sont inintéressantes les interprétations subjectives qui appréhendent dans les oeuvres d'art ce qu'elles veulent bien y voir. Le bavardage de commentateurs ignares a autant de consistance que ces pseudo-analyses proférées par les illétrés universitaires qui ne se donnent même pas la peine de lire les livres des gens dont ils parlent.
"Projeter la lumière dans les profondeurs du coeur humain, telle est la vocation de l'artiste" (Schumann). Trop de gens lui ont donné au contraire pour mission de maintenir le primat des ténèbres sur la lumière. Si l'artiste fut un voyant, il fut un voyant lucide. "L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible" (Paul Klee). Il rend visible ce qui est obscur, il éclaircit ce qui est trouble.
Par leur technique du toujours pareil, prévisible et mécanique, par leur utilisation dégradée d'une tradition musicale à laquelle on a arraché le sens, les musiques de masse s'appuient sur la soumission du sujet. Voudraient prétentieusement se faire passer pour musiciens leurs "compositeurs" ou "improvisateurs", qui travaillent au kilomètre afin de s'aménager leur trou dans le spectacle.
On leur oppose la musique authentique, en laquelle on ne voit plus que quelque chose de "classique", c'est-à-dire de figé. On range dans un musée ce qui fait entendre la contradiction de l'organisation sociale, et pose la nécessité de reconstruire le monde selon les exigences de l'ordre rationnel et passionnel des hommes. "Quand le monde sera réduit en une maison musicale pour notre claire sympathie" (Rimbaud). Chez les véritables compositeurs, le moindre détail devait se plier à l'intelligence au lieu d'être malmené arbitrairement par une pensée obsessionnelle.
La musique dite classique recherchait la transparence de l'objectif et du subjectif, et elle faisait sienne la souffrance du sujet opprimé. La communication totale et immédiate était sa finalité. Refusant le rôle de délassement où la société a toujours voulu la cantonner, elle visait à la connaissance critique. L'évolution musicale a transformé l'univers sonore en un langage malléable d'une prodigieuse richesse, par laquelle s'exprima la diversité de l'universalité humaine. L'oreille déteriorée du contemporain ne l'entend plus, pas plus qu'il ne sait se servir de l'ancienne philosophie. Désormais, ce langage et ses techniques ne servent plus qu'à la diffusion de l'idéologie moderne, dont le monolithisme totalitaire se cache derrière l'apparente multiplicité de ses nombreuses variantes, aussi mensongères les unes que les autres.
L'art musical pourtant exprimait ce qui est réprimé chez ce contemporain : la conscience qui rêve de réorganiser le monde et la passion qui veut jaillir et tout métamorphoser.
Notre époque aura aussi bien connu l'aboutissement du langage musical que sa décadence accélérée. Confrontés à la destruction du matériau, les incapables inconséquents n'ont pas réagi autrement qu'en se jetant sur tous les rateliers de l'histoire, du folklore au sérialisme. Mais ce qui est mort est bien mort et ne ressuscitera pas. Ce ne sont pas les tripatouillages électroniques qui vont y changer quelque chose. Il n'y a que les gogos et les snobs qui traînent dans les concerts de "musique contemporaine" pour ne pas s'apercevoir que, depuis 1950 environ, l'histoire de la musique dite "sérieuse" est l'histoire de son pourrissement, que la musique n'a rigoureusement plus rien à dire. Quant à la musique "légère", devenue musique de masse, on se demande jusqu'où elle descendra dans la régression.
l'orchestre philharmonique de vienne sous la direction de georg solti durant l'enregistrement du "crépuscule des dieux"
L'action, musique et paroles, progresse vers la catastrophe finale : la fin définitive du mythe, de la morale, de l'argent et du pouvoir. Ce chaos en lequel s'abîme le Crépuscule des dieux n'est pas la fin du monde, mais la fin d'un monde, préliminaire nécessaire à l'histoire humaine. La violence destructrice du négatif actif se tourne contre le vieux monde négateur de la vie. Wagner ne promet pas de "récompense en des mondes meilleurs" : la rédemption de ce monde n'est qu'une promesse sans illusion, faillible en elle-même parce qu'elle dépasse toute musique et dépend des hommes.
Avant que la musique ne s'éteigne, après qu'ait résonné une dernière fois le motif de l'homme libre, explosion solaire sur un horizon de feu et de sang, celui de l'utopie rédemptrice plane, environné par l'orchestre d'une aura de lumière, fragile, suspendu au-dessus de l'abîme. le monde du pouvoir et de l'or se résorbe en cette mélodie aurale, qui monte du brasier où se consume la forteresse des maîtres de l'univers, espoirs d'un monde enfin humain, débarrassé de ses dieux et de la valeur d'échange. elle se hisse vers la tonique, approuvant le cataclysme final, portée par l'harmonie paisible d'une large cadence plagale, calme affirmation de la réalité du possible.
Le rideau tombe : l'illusion visuelle théâtrale est impuissante à montrer l'au-delà de la destruction totale, la réalité de l'utopie, que seule la musique pure peut suggérer. Avec tendresse, elle se penche sur les hommes ; un dernier sursaut d'arpèges de tonique scintille aux harpes, tels les premiers rayons de l'aurore nouvelle, puis elle abandonne les hommes à l'effroi du silence et s'abandonne à eux, à ce qu'ils feront d'elle.
Lorsqu'éclatent les fanfares annonçant l'arrivée du roi Marke, l'orchestre semble vouloir remémorer le motif chromatique du désir des mesures 2 et 3, couvert par le brouhaha général, rappelant ce que réprime le pouvoir, avec son éclat mensonger et sa violence primitive. Dans
L'Anneau, le motif de la légalité s'impose par son intraitable laideur : les pactes par lesquels règne Wotan sont fondés sur la violence et le mensonge.
Les partisans du modérantisme culturel ne pouvaient qu'être indisposés par Wagner : la violence dont vibre sa musique est véritablement une insurrection musicale dont ils se sentaient les premiers menacés. Mais aussi sa beauté, et même sa tendresse intimiste, n'ont pas oublié ce qui résiste à l'inhumanisme régnant. Il est des moments où une seule mesure de Wagner explicite ce contre quoi s'exerce la coercition. Par exemple lorsque surviennent Marke et sa suite et que le do dièze, sommet de la phrase ascensionnelle qui portait les deux amants, se brise avec le cri de Brangäne contre la septième diminuée. Ou encore lorsqu'à la mort de Siegfried s'élève cet accord de mi mineur qui salua l'éveil de Brünnhilde.
Avec une douce sollicitude, la musique se consacre à Siegmund et Sieglinde, ces deux victimes assassinées par la sauvagerie de l'ordre social. La dissonance aigüe attachée à l'apparition du jour résonne dans
Tristan comme le cri d'effroi de l'être qui se réveille au monde de la souffrance renouvelée. Musique pâmée sur le lit somptueux de la passion, tendresse, ferveur et volupté frissonnantes et jaillissantes où pas même ne manquent les premières peurs d'amour, orchestre et voix se déchaînent dans les ruissellements de lumière de leur joie victorieuse : l'amour de Brünnhilde et Siegfried a inspiré à Wagner des pages d'une beauté triomphante, plénitude heureuse. L'univers y bat selon les pulsations d'un coeur au comble de la passion.
S'imposersa d'autant plus ensuite l'horreur d'un monde où bonheur et beauté sont condamnés. Après une telle musique solaire, malheur aboli dans le sacre de la vie glorieuse, retentissante de violence radieuse contre le cours du monde, Wagner écrira l'une des musiques les plus noires jamais conçues. Dans les deux premiers actes du
Crépuscule, la violence se fait acérée et furieuse, féroce, implacable. Les souvenirs de la vie trahie et perdue y sont écrasés sans rémission. La laideur y devient moyen d'expression dénonçant la barbarie. Déjà, l'orchestre se souvient du motif de la fatalité de mort, lorsque Siegfried chante, abîmé dans son ravissement devant Brünnhilde endormie :
Ainsi vais-je boire la vie sur de si douces lèvres.
(
Siegfried, III-3.)
Une mesure plus loin, Siegfried expire son abandon sur le motif signifiant le renoncement à l'amour. De telles ambiguïtés sont courantes dans la musique de Wagner. L'amour, dans son innocence, a surmonté la malédiction qui pèse sur lui, mais simultanément la musique rappelle ce dont Siegfried est inconscient : l'amour le plus heureux est promis à la détresse, car toutes les jouissances de la vie ont été sacrifiées à la richesse abstraite. Siegfried invoque la mort de volupté, alors que la musique, par une ironie cruelle, annonce le sort que lui réservent les lois régissant le monde : la trahison envers la femme qu'il aime, qui se vengera en complotant sa mort.
Wagner a produit la première musique désillusionnée de l'histoire. Elle connaît le malheur et ne s'en détourne pas. Elle a vérifié ce mot de son ami Bakounine, sur la musique exprimant "la grande et douloureuse nostalgie qui règne dans le présent", mais elle n'en est pas restée là : elle s'insurge et plaide contre un monde où les êtres qui s'aiment sont conduits à leur perte, où le sujet est condamné à vivre comme un chien et crever comme une touffe d'herbe dans le désert. Et comme Wotan, comme Boris Godounov aussi, le roi Marke symbolise la misère insoluble du maître, l'échec de son existence, dont la musique a su rendre l'infortune.
L'art wagnérien est enfant de cette nuit des profondeurs où la société marchande exile tout ce qui participe de la vie et menace de la renverser, de cette nuit de la subjectivité brisée en elle-même. En ce monde condamné par l'histoire, toute la réalité positive du négatif, du vivant, est contrainte d'agir dans l'ombre, se manifestant par de brutales éruptions. Comme celle de Mahler et des Viennois, la musique de Wagner et tout le grand art moderne abhorrent la souffrance, prenant parti pour le négatif, pour ce que cette société à juste titre considère non-domestiqué et dangereux.
Ces mots, par lesquels Beethoven définissait sa musique, s'appliquent tout autant à celle de Wagner : "Celui qui l'a comprise une fois, celui-là doit se faire libre de toutes les misères où les autres se traînent". Cette compréhension n'est pas donnée à tous, et surtout pas à ceux qui l'écoutent ou qui la jouent sans la conscience lucide de l'inacceptable et du possible.
Ce que rêve la musique wagnérienne, dont "seuls ceux qui désirent connaissent le sens" (
Siegfried, II-3), Isolde le dit à Tristan :
Je voulais fuir cette lumière du jour
qui me faisait voir un traître en toi,
là-bas dans la nuit t'entraîner avec moi,
où mon coeur me promettait la fin du mensonge,
où s'évanouirait l'imposture
vaguement pressentie de l'illusion...
(Tristan, II-2.)
un grand merci à francis pagnon pour cette analyse exceptionnelle de la musique de wagner.