Dans les années 60, ils étaient deux. Deux à conquérir le monde avec des textes et une guitare, deux à parler au seul nom de la poésie, deux à être si merveilleusement vieux dans une époque où seule la jeunesse se vendait bien. Le premier s'appelait Robert Zimmerman. Le deuxième s'appelle toujours Leonard Cohen. C'est le plus brave des deux : il faut un énorme courage pour porter son nom. Robert Zimmerman ne l'a pas eu. Il se fait appeler Bob Dylan et erre depuis sur les routes du monde pour entretenir la flamme de sa légende et éteindre le feu de sa honte. Leonard Cohen a eu ce courage et ne court plus après rien. Il se fout très bien de tout ce qui vous occupe, de tout ce qui occupe Bob Dylan, de tout ce qui occupe tous les Bob Dylan de la Terre : un mythe, une grandeur distanciée, une petite place dans le monde. Leonard Cohen n'a jamais chanté pour le pape. Mais il a vanté des gloires autrement plus élevées, tout en se penchant très bas. Ces dernières années, il menait la vie d'un moine zen auprès d'un vieux maître japonais, sur une montagne californienne. Dit comme ça, l'aventure fait un peu new age, un peu Madonna qui s'intéresse à la kabbale. Sauf que tous ceux qui sont allés passer quelques jours là-bas ont vite compris que l'aventure n'avait rien de touristique. Et que cette retraite n'était pas un retrait : rien n'y était interdit, et puis Leonard Cohen, comme les autres, pouvait revenir à ses chansons quand ça lui chantait, à ses copines de L.A. quand ça lui prenait. D'ailleurs ça a fini par lui prendre, et il est revenu. Aujourd'hui, il peut en dire ceci : "Après le dernier disque live, j'ai senti qu'un troisième chapitre de ma vie s'ouvrait. Alors je suis parti à Mount Baldy pour quelques années, et c'est là-bas que j'ai commencé à écrire les premières lignes de ce qui est devenu le nouvel album. Je commençais à avoir une conscience de plus en plus aiguë du temps qui passe, ce qui arrive fréquemment quand on avance dans la vie. Je ne me suis évidemment pas dit qu'il fallait que j'attende tout ce temps mais les jours ont passé. J'en suis parti comme j'y étais venu, avec le sentiment qu'une page se tournait."
Le chapitre d'aujourd'hui s'appelle Ten New Songs, et il contient dix chansons nouvelles : c'est très littéral. D'ailleurs, Cohen est très littéral. Comme tout artiste, il se contrefiche du littéraire, de son odeur de litière. Ça explique peut-être pourquoi il n'a jamais été très fortiche pour les titres, les concepts, les pochettes, l'emballage et tout le toutim. Il se contente d'écrire des chansons qui ont l'air d'avoir toujours été là, sans forcer. Jeune poète canadien à la mode, qui tâte parfois de la guitare, il consent sous la pression amicale à enregistrer un disque qui s'appellera The Songs of Leonard Cohen - les chansons de Leonard Cohen. Plus tard, ses sentiments s'affûtent et se compliquent : ce sera Songs of Love and Hate - chansons d'amour et de haine ; personne n'avait osé avant lui, personne n'osera après. À la suite d'un long silence, des chansons nouvelles lui viennent à nouveau dans la gorge. Ce sera Recent Songs - chansons récentes -, et qui le restent puisque ces nouveautés-là ne s'éventent pas. Après une poignée d'albums plus synthétiques et plus sombres, de Various Positions à The Future, voici donc Ten New Songs. Bien sûr, ces chansons-là sont aussi nouvelles que leur principe est ancien. Elles sont néanmoins plus apaisées, plus sereines que les visions d'apocalypse qui émaillaient I'm Your Man ou The Future. Sharon Robinson, autrefois choriste d'un homme qui n'est jamais parvenu à se passer de voix féminines, a eu la très redoutable tâche de mettre en musique les textes écrits par Cohen au moment où la discipline ahurissante du monastère ne le réclamait pas. Tout le disque a été conçu et enregistré chez lui, grâce aux possibilités offertes par l'électronique. C'est un choix, qu'on approuve ou pas. Elle en dit ceci : "Ce n'est pas par souci d'économie, c'est une décision artistique qui s'est imposée au fil du travail. Sans doute était-ce, au début, une manière d'ébaucher les choses pour les faire ensuite jouer par des musiciens, mais plus on avançait, plus cette option imposait sa propre légitimité." Et lui, Leonard Cohen, en dit cela : "Sharon aurait sans doute voulu d'autres musiciens, mais je trouvais que personne d'autre n'aurait fait mieux."
Effectivement, les amateurs de la douceur acoustique des débuts, comme les défenseurs de la froideur de ses derniers disques, trouveront ici matière à redire. Comme à chaque fois que Leonard Cohen sort un nouveau disque. Toujours ici, toujours ailleurs, trop fidèle à lui-même, trop infidèle à l'image qu'on s'en fait. Pendant ce temps, un homme a vécu, aimé, voyagé, goûté toutes les ivresses, et en a livré le suc aux générations suivantes avec une sorte de bienveillante indifférence : "Être devenu une référence pour quantité de musiciens connus, c'est une chose que je prends avec beaucoup de gratitude. C'est assez plaisant de voir que toutes ces vieilles chansons traversent les générations. Mais il faut toujours garder présent à l'esprit que ces chansons peuvent disparaître du jour au lendemain. Je connais pas mal de jeunes musiciens - Rufus Wainwright, par exemple, qui vient souvent à la maison -, et c'est un vrai plaisir d'avoir ce genre de relations, pour eux comme pour moi."
Il y a un privilège de l'âge qui n'a rien à voir avec les années. Leonard Cohen le sait ; il a toujours eu 3000 ans. C'est pour ça qu'il est de son temps, comme il est de tous les temps. Simplement, sa pendule est plus exacte. Même lorsqu'elle déraille, même lorsqu'elle s'arrête, elle donne toujours la bonne heure ; l'heure de tout recommencer.
Gilles Tordjman